Cette jeune femme d’allure aguichante se produisait encore récemment sur une des scènes d’un bar de la Boca, où elle invitait les touristes à montrer leurs talents de danseur. J’ai eu l’occasion d’apprécier sa présence dans l’abrazo. Elle pourrait être Abigaïe, l’héroïne de la dernière de mes nouvelles. On retrouve celle ci comme un des personnages principaux du roman, où elle travaille dans une casa de tango ( voir article précédent ), et épousera Manuel, l’artiste peintre… J’ai imaginé qu’elle était Quechua.

J’avais écrit la nouvelle en hommage à une mystérieuse danseuse, croisée dans une milonga de San Telmo, et dont l’attitude énigmatique et le prénom original, tout différent des prénoms habituels, révélèrent qu’elle était d’origine indienne. Elle dansait avec grâce et émotion, et ce fut une des rencontres marquantes que j’ai tenté de faire vivre dans mes écrits. J’ai voulu aussi traduire les sensations extraordinaires que procure la vraie connexion dans le tango. » … à chaque impulsion donnée par le cavalier, la partenaire répond merveilleusement avec une énergie contenue et une sorte de vibration connectée du corps qui donnent aux pas une sensualité qu’il n’imaginait pas »
Mais au delà, la révélation, par la jeune femme elle même, de ses origines autochtones, ajouta à la fascination qu’exerce sur moi, depuis longtemps, le sort des peuples indigènes, brimés et parfois exterminés par les conquérants des deux Amériques. Comment ne pas s’interroger sur le sort de ces populations originelles, maltraitées et évangélisées par les conquérants, et notamment par les Espagnols ? Comment ne pas constater leur regain de vigueur démographique, mais aussi politique, que ce soit dans les Chiapas au Mexique, chez les Mapuche dans les Andes chiliennes ou argentines, ou chez les Quechuas du Noroeste argentin ? Comment ne pas s’apercevoir qu’à Buenos Aires même, les « Indios » sont de plus en plus visibles et j’y fais aussi allusion dans mon roman, à propos des ventes à la sauvette et des manifestations dans la capitale ? Mais comment enfin, ne pas admirer les traces artistiques qui subsistent, y compris dans la musique et les instruments ?
Les Quechuas sont des descendants des Incas, mais le mot désigne d’abord leur langue, reconnue officiellement au Pérou : voir l’article de Wikipédia qui les concerne. On les trouve encore massivement au Pérou, en Bolivie, en Equateur et dans le Nord de l’Argentine. Comme pour les Mayas, les spécialistes s’interrogent sur les raisons profondes d’une décadence et parfois d’une disparition rapide de ce peuple. La colonisation n’y est pas pour rien; mais la résistance à l’assimilation transparaît encore dans les rites syncrétiques qui rythment les croyances, les fêtes, les usages… par exemple lors des carnavals, encore très vivaces et colorés dans toute l’Amérique latine. Quant à la Pachamama, » Madre Tierra », on en trouve des représentations partout, souvent juxtaposées ou mêlées à l’image de la Vierge. Nous l’avons trouvée dans les dessins des Mapuche vers Calafate en Patagonie et à l’île de Chiloë au Chili. Elle est très présente à Salta ou Jujuy et dans toute la région.
Si vous allez ou retournez en Argentine, regardez bien, non seulement les étals de certains marchés mais surtout visages et silhouettes. Attachez vous à repérer la présence indienne, souvent métissée et vous verrez que ce mélange avec les immigrants a donné de très beaux personnages. Certains fréquentent les pistes des milongas…comme Abigaïe.

La Pachamama, entre une danseuse et un marché, dans le Noroeste argentin.