Pourquoi sommes nous pour la huitième fois à Buenos Aires ? S’il faut passer pour un inconditionnel des milongas argentines, j’assume, à la fois contre ceux qui plaident pour le droit à une culture différente et contre ceux qui disent trouver aussi bien, sinon mieux, dans les encuentros européens. C’est sans doute parce que je trouve, comme en gastronomie ou ébénisterie, plus d’authenticité et donc plus de saveur à l’original qu’à la copie que nous avons pratiquée d’ailleurs, en temps qu’organisateurs de milongas. C’est aussi parce que le bal n’est que la partie apparente d’une histoire et une vie culturelle plus importante.Mais mon propos n’est pas de développer ce point.
On me dira que je vais resservir mes arguments déjà développés dans la conférence présentée au Festival de Tarbes, entre autres. Ils restent tous valables et souvent partagés par ceux qui viennent régulièrement ici, mais à vivre à Buenos Aires, pourtant pour la huitième fois, je tente encore d’y analyser ce qui fait le charme secret des milongas.
Depuis que nous sommes arrivés, nous avons certes commencé par choisir des organisateurs aussi connus que les lieux mythiques où se déroulent les bals. D’abord à » Plaza Bohemia » ( Alsina 2540 ) avec la Milonga de Elsita, ( DJ Gabriela Laddaga ) puis au » Club Gricel » ( La Rioja 1180 ) avec Julia et sa Milonga » Sueño Porteño » ( DJ Quique Amargo ) et enfin, ce lundi à l’incontournable » Asociacion nacional italiana » ( Alsina 1465 ), la Milonga » El Maipu » de Lucy et Dany ( DJ. Brian Mujica). Que des valeurs sûres, fréquentées par les meilleurs danseurs que l’on retrouve de l’une à l’autre, avec quelques européens et brésiliennes qui passent une partie de l’année à Buenos Aires.
La qualité de l’accueil est le premier atout de chaque Milonga, chacune avec sa touche personnelle. Des l’arrivée, la caissière la première marque sa joie de vous revoir, à l’égal des animateurs et des danseurs croisés les années précédentes : abrazo y besos chaleureux. » Bienvenido ! » On a toujours l’impression d’être reconnu et estimé et, cette année particulièrement, avec les attentats de Paris qui ont déclenché ici une vague de compassion. Même les serveuses du bar vous remémorent. Les animatrices sont les plus démonstratives et je crois que c’est une réponse ni affectée, ni excessive par rapport à une fidélité appréciée à la Milonga choisie. Julia a même fait imprimer des affichettes où elle ouvre les bras sous le drapeau des divers pays et elle nous a remis celle où figure le drapeau bleu-blanc-rouge.
Cette année, plus que d’autres, nous apprécions la fréquentation par des habitués, gage de convivialité et de qualité. Dans les trois milongas, nous avons retrouvé de bons danseurs qui font ainsi le tour de la ville pour être sûrs de ce qu’ils recherchent : qualité du sol, de la musique et de la danse. Beaucoup de monde, une piste très serrée, un tango simple et généralement élégant … et la Milonga qui tourne parfaitement. Invitation au cabeceo de mise ( voir mon article de début novembre ). Mais la disposition des partenaires est souvent assez souple pour permettre une invitation de proximité. C’est à la » Nacional » que le respect des codes paraît le plus strict et il faut anticiper, car la disposition de la salle en longueur ne facilite pas les choses quand la tanda est commencée !
La Mirada à Maipu, côté femmes et hommes.
A noter que cette convivialité naturelle, dans une ambiance où tout le monde se connaît et se salue – besos y abrazos – efface toute prétention à briller et même à se sentir observé. Chaque couple danse son tango, pour lui et avec le bal, dans la musique.
Celle-ci est de grande qualité, le plus souvent traditionnelle, avec quelques belles trouvailles dans un répertoire que les DJs maîtrisent parfaitement. La plupart des argentins chantent, même ceux qui ne dansent pas et c’est un vrai plaisir de partager avec une danseuse et les paroles qu’elle vous murmure à l’oreille, et les adornos qu’elle fait avec grâce quand on lui donne l’espace. Les DJs sont souvent attachés à la Milonga et ne quittent jamais leur pupitre, attentifs au dynamisme du bal. Et la piste est toujours garnie, souvent très serrée, gage de satisfaction des danseurs.
Milonga Sueño Porteño
Il faut aussi parler de l’animation, non seulement de l’habituel tirage au sort – chaussures, champagne, entrées gratuites…- mais des mots de bienvenue, des traits d’humour… Julia surpasse tout le monde avec son concours d’identification de tangos, ses photos de groupe avec dress code ( tout le monde avec un vêtement ou un signe en amarillo ou en argent…) et la traditionnelle tanda des bonbons qui permet aux femmes d’inviter le partenaire de leur choix en lui remettant un chocolat extrait d’un panier placé au centre de la piste. Une ambiance bon enfant, presque familiale mais de bonne tenue car les vêtements sont soignés et les quelques jeans sont souvent ceux des touristes… Les hommes argentins tiennent beaucoup à leur élégance. Et ça se voit dans la ville où les boutiques de vêtements pour homme sont légion.
On peut rétorquer que la qualité de l’accueil, de la musique, de la danse et de l’animation existent aussi chez nous à des degrés divers.On peut ajouter que nos milongas sont plus modestes, à l’image des petites villes où elle se multiplient. Oui, sans nul doute, mais il suffit qu’un point pêche, à commencer par l’accueil, pour que l’ensemble s’en ressente. Ce qui fait le charme indicible des milongas portègnes, c’est sans nul doute l’alchimie qui se crée entre les différents ingrédients et qui fait que le tango, pour les Argentins est une seconde nature, et le bal un espace de convivialité et de plaisir où ils sont comme des poissons dans l’eau… Simple spectateur au bord de la piste, on prend un vrai plaisir à les regarder danser et on les confond rarement avec les touristes. Je parle aussi bien des vieux milongueros que des jeunes danseurs, toujours dans la complicité silencieuse du couple. En plus, cette année se conjuguent l’atmosphère enfiévrée de la période électorale et celle, plus festive de la préparation de Navidad. L’ambiance des milongas s’en trouve-t-elle dopée ? De quoi se trouver soi même en état de grâce !…