L’agenda culturel de la Ville de Buenos Aires de début décembre affichait avec fierté la décision de l’Unesco d’inscrire cet art particulier “comme non seulement singulier et représentatif de la ville de Buenos Aires, mais aussi comme précieux pour la culture de tous les hommes et les femmes du monde entier”. On peut être dubitatif sur une distinction créée par l’ Unesco voilà une quinzaine d’anées parce qu’ elle aligne dans un inventaire hétéroclite des cultures locales, comme le tango, le fado, le flamenco, des coutumes et fêtes, comme certains carnavals ou la fête de la tarasque à Tarascon, ou des artisanats spécifiques comme la porcelaine de Limoges, la dentellerie croate et le textile péruvien. On y trouve enfin des références gastronomiques ou oenologiques, par exemple le repas français, et la bière belge était candidate cette année. On imagine les dérives touristiques et commerciales qui peuvent en résulter surtout sur des coutumes ou artisanats fragiles que l’intention première était de protéger et magnifier…
En ce qui concerne le filete argentin, il est pourtant indispensable de conserver cet art original pratiqué par deux personnages de mon roman “La Dernière Cuite” ( L’Harmattan juin 2014 ), art que j’ai décrit avec l’intention de le magnifier. J’invite mes lecteurs à parcourir à nouveau le chapitre 14 où Enrique Caponi enseigne l’art du filete. Mais je les incite aussi à se reporter à un petit livre tout simple “El Filete Porteño” ( 2004), qu’on trouve facilement à Buenos Aires, dans la collection Maizal, qui présente aussi d’autres sujets sur le tango, le mate, les vins et la cuisine, les gauchos… L’art du filete, peut être inspiré par la décoration appliquée en Sicile sur les charrettes, a en effet débuté, avec l’installation des immigrants, comme expression décorative des moyens de transport et célébration de la prospérité dans le travail. La décoration de plus en plus élaborée et parfois codifiée dans ses motifs, commença sur les charrettes de livraison de nourriture ( laitiers, boulangers, épiciers…) pour se poursuivre avec les camions et parfois les colectivos qui en portent encore des traces pour les plus anciens. Certains filateadores se firent rapidement une réputation et perfectionnèrent leur art qui s’étendit ensuite à des enseignes, vitrines et à des objets personnalisés meubles, berceaux, boîtes à bijoux, calebasses à maté, guitares…
Les filetes sur un tricycle, une boîte à mate et une plaque commémorative.
Le filete utilise beaucoup, comme dans les décors de la renaissance italienne ou les décors à grotesques dont il a pu s’inspirer, des volutes et arabesques sur lesquelles se greffent des motifs : feuilles d’acanthe, banderoles, clefs, souvent soulignés par des formes rondes, petites boules, boutons ou diamants… Sur des panneaux, peuvent se faire face symétriquement les mêmes compositions encadrant un décor central. Avec l’habileté artisanale et l’inspiration artistique, des motifs plus compliqués vinrent en effet enrichir les créations des filateadores célèbres : fleurs isolées ou en bouquets, cornes d’abondance, soleil et mains entrelacées des emblèmes argentins, figurines et signes religieux, oiseaux, dragons et autres animaux en rapport avec la profession des propriétaires des véhicules. Puis apparurent des paysages et portraits plus complexes, notamment ceux de Gardel. Les banderoles et les panneaux allongés permettent d’inscrire des dédicaces ou des devises, en lettres gothiques le plus souvent, et ornées pour rester dans le ton. On peut y lire aussi bien “A mi Madre” ou “ El Leon de Suarez” que des formules plus longues et souvent humoristiques ou poétiques:« De Almagro soy la flor, de Pompeya el mejor». Le filete devient un langage publicitaire de la rue…
Sur une façade peinte du quartier d’Abasto, on voit les motifs d’acanthes, oiseaux, dragon et banderole aux couleurs nationales. Tandis que Gardel, heureusement d’une résistance et d’un sourire à toute épreuve, figure sur des assiettes en céramique au Musée qui porte son nom… et en mosaïque, dans le métro, à la station qui l’honore.
Aujourd’hui, même s’il a perdu de sa vigueur et n’apparaît plus guère que sur quelques camions, le filete reste présent dans les enseignes de magasins, les décors de vitrines, des publications comme les programmes et affiches de tango, et il est omniprésent, conjointement avec les peintures murales, dans certains quartiers comme celui d’Abasto, barrio natal de Gardel. Et il s’illustre dans certains événements exceptionnels, comme ce 15 décembre dernier, où, à l’occasion de la Milonga “ Nuevo Chique”, deux fileatedores peignaient en direct, devant les danseurs, une nouvelle enseigne pour la milonga. Par contre, il faut se méfier des pâles copies que représentent les plaques vendues aux touristes, en particulier à la Feria de San Telmo, et dont certaines sont d’un goût douteux. Il vaut mieux chercher dans le quartier un atelier authentique et y faire exécuter un décor à partir d’idées personnelles, comme le faisaient les propriétaires de carrioles il y a quelques années.
A la Milonga “ Nuevo Chique », Les deux artistes en action… et le résultat.
Pour souligner l’importance du filete dans la culture porteña, un de ses artistes, el fileteador Ricardo Gómez, qui dansait aussi le tango écrivait: « Si Discépolo dijo que el tango es un pensamiento triste que se baila, el filete es un pensamiento alegre que se pinta.» « Si Discepolo disait que le tango est une pensée triste qui se danse, le filete est une pensée joyeuse qui se peint.»