Je fais une parenthèse dans la rédaction de mes chroniques portègnes, pour partager les impressions ressenties à la projection du film du grand réalisateur espagnol, mais nous sommes toujours en Argentine.
On connaît l’engouement de Carlos Saura pour la danse et il a déjà produit de très beaux films sur le tango et le flamenco, attentif aux mouvements sensuels des corps, spécialement des pieds, des mains et aux expressions des visages qui traduisent le plaisir de danser, jouer ou chanter. Le film distribué en France sous le titre “Argentina”, est dans la ligne à cette recherche musicale, chorégraphique et esthétique. Saura sait montrer la contribution de chaque musicien à un orchestre et embellit l’interprétation de chaque couple dans la danse par sa façon de le filmer. Le choix des morceaux est aussi très éclectique pour donner un panorama diversifié du folklore argentin. Mais les critiques s’accordent sur le fait que le film manque un peu d’âme, voire de la chaleur du vent argentin zonda, parce qu’il est construit comme une enfilade de pièces juxtaposées, sans qu’on puisse toujours comprendre l’originalité de chacune d’entre elles, d’autant que le parti pris est de ne pas faire de commentaire. Seul le sous titrage permet de suivre le sens du texte des chansons. On peut lire une présentation détaillée et élogieuse de ce film dans le n° 96 de La Salida ( décembre2015-janvier 2016 ).
Pour ma part, j’ai surtout regretté le parti pris de filmer entièrement dans une salle de Buenos Aires, même si les jeu de miroirs, d’ombres chinoises et des tentatives de mise en scène ( l’hommage à Mercedes Sosa suivi par des écoliers) tentent de donner chair à ce travail recherché. Ceux qui s’intéressent à la culture argentine savent que le folklore est un art vivant, aussi important, sinon plus, que le tango, et que sur un aussi grand territoire, il est très diversifié, notamment par la dispersion des communautés indiennes ( Quechuas, Calchaquis, Mapuches, Diaguitas…). Mais surtout, il est inséparable de la géographie, de l’histoire – depuis la conquête espagnole jusqu’à l’immigration -, de la vie quotidienne, de la Terre Mère ( Pachamama) et des populations amérindiennes. Comment apprécier une magnifique romance comme la « Luna Tucumana » sans un minimum d’explications sur la province de Tucuman, ses paysages et la vie des gauchos ? Ce chant très poétique et magnifiquement interprété de manière viscérale par Liliana Herrero est une zamba, danse délicate dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. Toutes les danses du peuple, comme dans tous les pays, ont leur signification et chacune aurait mérité une courte mise en situation. Les zapateos, ces frappements de pieds inimitables pratiqués dans les chacareras, mais aussi dans les boléadas, sont inséparables de la virilité gaucha. Et celle ci a un de ses hauts lieux à Santiago Del Estero, grande place de rassemblements folkloriques. Quant à la danse de Carnaval, elle ne peut se sortir du contexte de la religion synchrétique d’un grand nombre des pays d’Amérique latine et ici tout particulièrement des traditions de Humahuaca. Celle qui est filmée a le mérite de montrer les costumes, eux aussi inséparables de la parade que présente toute danse. On pourrait aussi parler du candombé, dont l’histoire recoupe celle du tango, sans parler d’instruments particuliers comme le charango ( interprétation virtuose de Jaime Torres ! ) Enfin comment comprendre et apprécier l’hommage à Mercedes Sosa et à Atahualpa Yupanqui ( deux films dans le film ) sans quelques explications biographiques sur ces géants vénérés du folklore argentin et, à travers lui, de la cause indienne ?
Mais surtout, toutes ces danses auraient mérité la toile de fond des paysages de la vie argentine dont elles sont l’inséparable expression. Les Andes colorées, la Patagonie, les beaux villages et leurs places animées, les autels indiens aux petits drapeaux rouges et aux offrandes hétéroclites, auraient pu être autant d’illustrations discrètes mais efficaces pour la compréhension. On n’a que quelques aperçus rapides et je trouve, pour ma part, que du fait des choix de Carlos Saura, le film est désincarné et purement esthétique. Le titre original “Zonda”, qui évoque un vent chaud qui traverse l’Argentine du Nord-Ouest au Sud-Est avait sans doute l’intention de servir de fil directeur, mais il n’est pas compréhensible par le spectateur qui ne connaît pas l’Argentine et encore faut-il déchiffrer le lien… Il n’en reste pas moins que le film est très beau avec des séquences de danse séduisantes par la manière de les filmer : les frères Koki et Pajarin Saavedra avec le Ballet Nuevo Arte Nativo; le groupe de percussions Metabombo avec les fameux tambours qu’on retrouve dans les murgas; les chanteurs El Chaqueño Palavecino, Jairo, Soledad Pastorutti ; et une étonnante troupe de jeunes danseurs élégants, pulpeux et lumineux… Une des danseuses m’ a rappelé irrésistiblement Abigaïe, personnage d’une de mes nouvelles et de mon roman.
J’invite mes lecteurs pour compléter ce panorama folklorique à parcourir à nouveau mes articles précédents des 22/09/2014, 29/11/2014, 22/12/2014, 7/02/2015, 17/03/2015 et 29/04/2015.