A LIRE : « Libertango », roman de Frédérique Deghelt

         Une de mes plus récentes lectures, la plus enrichissante parmi les parutions de cette année, est celle de ce roman publié chez Actes Sud en mai 2016. Le livre m’a été prêté par une de mes amies danseuses, attirée en librairie par le titre, référence à la célèbre composition d’Astor Piazzolla. J’avoue que je ne connaissais pas cette auteure qui en est pourtant à une douzaine de parution, dont la plupart chez le même éditeur. Il n’est pas signalé qu’elle ait reçu un prix et pourtant ce dernier roman, à mon sens, en mériterait un  par la qualité et la densité de l’écriture, mais aussi par l’érudition musicale qu’il révèle. Et l’épaisseur humaine et culturelle du personnage principal dans une trajectoire insolite, suscite un intérêt constant tout au long du texte.

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Le roman parle assez peu de tango, même si la musique de Piazzolla sert de point de départ et d’aboutissement au récit et reste une référence pour le héros d’une étonnante histoire. Par contre, il est beaucoup question de musique classique, d’orchestres symphoniques, des musiciens qui y exercent et de leur coordination en concert. C’est l’occasion d’une profonde et fine réflexion sur le sens de la musique, le rapport entre public et interprètes. Frédérique Deghelt, qui connaît bien le sujet, fait référence aux plus grands chefs d’orchestre et aux grandes oeuvres jouées en concert pour donner à son récit une véracité qui séduit tout musicien ou mélomane.

Extraits: «Les dimanches de pluie, que la plupart des mes amis musiciens détestaient, me ravissaient. J’ouvrais grandes les fenêtres de ma chambre et je lisais des partitions. Certaines étaient comme des polars avec leurs problèmes posés, de drôles de petites énigmes qui se résolvaient sur les derniers mouvements. J’aimais particulièrement l’écriture de Ravel, la passionnelle narration de Rachmaninov ou la fantaisie onirique de Stravinski. Je découvrais Bruckner et je devinais dans les symphonies de Chostakovitch la tourmente d’un pays, le désespoir grondant d’un peuple asservi.» Et à propos d’une exécution du Requiem de Mozart: « Un requiem n’est pas une oeuvre morose … Sachant qu’on ne peut survivre à la morsure du temps , nul n’ose sortir de cet espace enchanteur où l’orchestre a clos le monde et les rêves engloutis du présent. Tous veulent rester blottis dans le vertige de cet anéantissement. »   

Le dénouement du roman renvoie à Piazzolla, au tango et plus largement à un orchestre qui fait référence en Amérique latine : l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela, composé de musiciens issus et formés dans les quartiers défavorisés de Caracas. Cet ensemble a été lancé en 1975 par  José Antonio Abreu qui a créé “El Systema”, Fondation d’Etat pour le système national des Orchestres, de la jeunesse et des enfants du Venezuela. Il s’agissait de donner aux gamins des familles pauvres, la possibilité d’apprendre la musique dès  l’âge de 2 ans en mettant un instrument à leur disposition gratuitement, et en prévoyant l’accompagnement par un tuteur. Le système a fait ses preuves, et après les premières tournées en Amérique Latine, l’orchestre s’est produit dans le monde entier, sous la direction des plus grands chefs. Il s’est montré plusieurs fois au Centre Kirchner à Buenos Aires ( voir mon article du 17/12/2015 ). On trouvera plus de détails sur cette étonnante expérience sur internet et notamment sur Wikipedia.

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L’Argentine était elle aussi en pointe dans ce domaine, notamment avec les Orchestres et Choeurs d’enfants du Bicentenaire, fondés avec la même orientation par Claudio Espector qui avait convaincu des solistes du Téatro Colón de s’engager comme professeurs dans cette aventure, conjointement avec des musiciens de tango et de folklore et des chanteurs. Malheureusement, l’alternance politique qui favorise des règlements de compte, a mis fin, en mai dernier, à cette initiative soutenue jusque là par l’Etat. Lire à ce sujet l’article indigné de Anne Denise Clavilier sur son blog : http//barrio-de-tango.blogspot.fr /2016.05 . Une pianiste, ancienne soliste de Color Tango, Analia Goldberg, qui donne toujours des cours de son instrument et dirige l’orchestre Ojos de tango, s’était lancée dans une entreprise identique mais plus modeste, à l’échelle de son quartier, et du club et de la milonga qu’elle anime. 

Lisez ce beau livre qui met en symbiose avec la musique.  

par chabannonmaurice

MES TANGOS PREFERES ( Suite…)  » Pa’ que bailen los muchachos »

   Je reviens à nouveau à Anibal Troilo. Dans un entretien qu’il a eu avec une journaliste s’intéressant à sa manière de composer, le musicien expliquait qu’il ne pouvait écrire la musique simplement pour le plaisir de composer. Il lui fallait un texte initial, un texte qui lui plaise et l’inspire :  « Preciso una letra primero. Una letra que me guste.» Il précise ensuite qu’il faut qu’il s’imprègne du texte qu’il apprend de mémoire, et laisse tourner dans sa tête toute la journée, pour qu’en surgisse peu à peu la musique adéquate. Et il insiste sur l’importance du sens du texte: « Es muy importante lo que dice la letra de una canción.» Quelle humilité pour un des plus grands musiciens qui savait aussi donner toute leur place aux autres instruments et aux chanteurs ! Il a su, de ce fait, faire émerger ou confirmer des talents, comme celui de  Garello, Piazzolla,  Fiorentino, Rivero et Goyeneche. Mais cet entretien nous rappelle aussi qu’il est intéressant pour les danseurs de connaître le texte de la letra, qui devrait inspirer leur évolution, au moins autant que la musique : pari difficile pour les non hispanisants, mais facile pour la plupart des Argentins qui, le plus souvent, chantonnent  le tango qu’ils dansent ! 

Si Pichuco a privilégié Homero Manzi, avec lequel il entretenait une indéfectible amitié et une collaboration complice, il ne s’interdit pas de collaborer avec d’autres poètes. Et pour le tango que je mets en exergue, il travaille avec Enrique Cadicamo, autre grand écrivain de letras, d’une longévité exceptionnelle ( 1900-1999 ). Journaliste, poète, écrivain et plus tard auteur de scénarios, biographies, pièces de théâtre et musiques de film, c’est un auteur prolixe puisqu’on lui doit près de 1300 letras, parmi lesquelles quelques-uns des tangos les plus célèbres: “Madame Yvonne”, “Anclao en Paris”, “Garua”, “Los Mareados”, “Niebla del Riachuelo”, “ Nostalgias” et “Pa’ que bailen los muchachos”, textes que les Portègnes connaissent par coeur, à la fois parce qu’ils traduisent l’atmosphère de la ville, la nostalgie des amours perdus et aussi parce qu’ils utilisent largement et poétiquement le lunfardo, l’argot de la capitale.

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Les deux artistes, lors de leur collaboration, jouissaient d’une extraordinaire popularité auprès des musiciens et des danseurs, non seulement pour leurs talents artistiques, mais aussi parce qu’ils étaient des fêtards invétérés… Mais surtout, tous deux avaient le souci de faire danser et de conjuguer pour cela texte et musique. Troilo exalte le bandonéon dans plusieurs de ses compositions dont “Che! Bandoneón” : « Bandoneon, aujourd’hui c’est nuit de fête…» et Cadicamo lui rend hommage à l’occasion: « Ecoute, la belle fille/ les accords mélodieux/que module le bandonéon…» ( “¡ Che papusa, oi!” ). Et en 1942, la composition commune de ­“ Pa’ que bailen los muchachos ” met à nouveau en avant l’instrument roi du tango, exaltant sa complicité avec celui qui le touche ( jouer en argentin se dit tocar ) et avec les danseurs :

« Pour faire danser les gars / je vais te jouer, bandonéon / La vie est une milonga ! / Dansez tous les copains / car ­la danse est une étreinte / Dansez tous les copains, car ce tango entraîne le pas. » Dans cette strophe,  tout est dit sur l’idée que Troilo se faisait de son jeu et de la danse. Les critiques contemporains parlaient de bandonéon magique mais Pichuco se défendait de tout artifice et prétendait à un jeu de vérité, de sentiment et d’art. Il voulait transmettre l’ardeur de sa passion d’artiste, au point de se laisser aller à pleurer en jouant!  ( Je tire cette analyse simplifiée d’un long article d’un numéro spécial de “ Todo es Historia ”, de mars 2004 consacré au musicien, compositeur et chef d’orchestre ) On comprend mieux la popularité qui a auréolé El Gordo ( deux surnoms !!!) encore intacte aujourd’hui. Il a sa statue en plusieurs endroits de Buenos Aires et notamment dans le quartier de l’Abasto, toute proche de celle de Gardel, et à l’Academia Nacional del Tango et sa photo ou sa caricature amicale ( ci dessous avec Piazzolla ) figure en bonne place dans bien des milongas ou des cafés. Une plaque commémorative rappelle ses débuts au Marabu.

 

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Et maintenant, appréciez ce tango dans la version avec le chanteur Goyeneche ( El Polaco ) : après une ouverture brillante et rythmée, le bandonéon s’ inscrit en majesté, puis les violons prennent le relais et les bandonéons suivent avant de céder la place au piano qui annonce le chanteur. Le morceau permet de belles modulations qui mettent en valeur le refrain: « La vida es una milonga. » Ces inflexions incitent le danseur à des pauses sur l’écoute des suspensions et silences. Du grand Troilo ! Sur le même enregistrement du duo Troilo- Goyeneche ( BMG Argentina 2003 ) on trouve aussi “ Sur ” et “ En esta tarde gris ” analysés dans les articles précédents.

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par chabannonmaurice

EL DIA DEL TANGO

       Enfin revenu sur les pages d’un blog délaissé depuis deux mois : j’ai l’excuse de la dernière main mise à mon nouveau roman que j’évoquerai plus tard et d’un voyage dépaysant à Bali, à la découverte d’une culture à des lieues de la culture argentine…

Les Argentins ont le génie des hommages et commémorations et la dernière en date a été celle de la journée du Maté, le 30 novembre dernier : officialisée l’an dernier, elle permet de rendre hommage à la boisson nationale, mais aussi aux autochtones qui la dégustaient déjà. Le 11 décembre prochain, viendra El Dia del Tango, une journée très suivie depuis que s’organisent des milongas dédiées, des concerts et manifestations diverses, et, surtout, des bals populaires dans les rues et sur les places, à une période où, là-bas, le climat encourage aux bals en plein air. Il s’agit cette fois de rendre hommage à la musique et à la danse en célébrant la date anniversaire de la  naissance de deux idoles du tango, Carlos Gardel ( 1890-1935 ) et Julio de Caro ( 1899-1980 ).

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Horacio Ferrer avait eu l’idée, avec l’appui de l’Academia Nacional, de la ville de Buenos Aires et de quelques autres sponsors, d’en faire une grande fête de la rue, en banalisant une partie de l’Avenida de Mayo pour y installer plusieurs scènes où se produisent des écoles de danse, des couples de maestros, des chanteurs et surtout des orchestres en vogue mais aussi des ensembles d’amateurs. C’est ainsi que nous avons pu écouter, entre autres, en 2014, le regretté chanteur Alberto Podestá et, en 2015, l’orchestre  » Los Reyes del Tango  » avec ses bandonéonistes vétérans, héritiers du style de D’Arienzo.  Quelques photos ci-dessous et à la une, illustrent la qualité et la variété des prestations, mais aussi la liesse bon enfant de cet événement, où les danseurs se régalent malgré la rudesse du goudron.   

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Si les manifestations sont nombreuses à Buenos Aires, El Dia del Tango est aussi marqué dans d’autres villes du pays, chacune à sa manière, avec une date plus ou moins proche du jour commémoratif… Gageons que de nombreuses milongas en France sauront s’associer à cette journée.

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par chabannonmaurice