Je reviens à nouveau à Anibal Troilo. Dans un entretien qu’il a eu avec une journaliste s’intéressant à sa manière de composer, le musicien expliquait qu’il ne pouvait écrire la musique simplement pour le plaisir de composer. Il lui fallait un texte initial, un texte qui lui plaise et l’inspire : « Preciso una letra primero. Una letra que me guste.» Il précise ensuite qu’il faut qu’il s’imprègne du texte qu’il apprend de mémoire, et laisse tourner dans sa tête toute la journée, pour qu’en surgisse peu à peu la musique adéquate. Et il insiste sur l’importance du sens du texte: « Es muy importante lo que dice la letra de una canción.» Quelle humilité pour un des plus grands musiciens qui savait aussi donner toute leur place aux autres instruments et aux chanteurs ! Il a su, de ce fait, faire émerger ou confirmer des talents, comme celui de Garello, Piazzolla, Fiorentino, Rivero et Goyeneche. Mais cet entretien nous rappelle aussi qu’il est intéressant pour les danseurs de connaître le texte de la letra, qui devrait inspirer leur évolution, au moins autant que la musique : pari difficile pour les non hispanisants, mais facile pour la plupart des Argentins qui, le plus souvent, chantonnent le tango qu’ils dansent !
Si Pichuco a privilégié Homero Manzi, avec lequel il entretenait une indéfectible amitié et une collaboration complice, il ne s’interdit pas de collaborer avec d’autres poètes. Et pour le tango que je mets en exergue, il travaille avec Enrique Cadicamo, autre grand écrivain de letras, d’une longévité exceptionnelle ( 1900-1999 ). Journaliste, poète, écrivain et plus tard auteur de scénarios, biographies, pièces de théâtre et musiques de film, c’est un auteur prolixe puisqu’on lui doit près de 1300 letras, parmi lesquelles quelques-uns des tangos les plus célèbres: “Madame Yvonne”, “Anclao en Paris”, “Garua”, “Los Mareados”, “Niebla del Riachuelo”, “ Nostalgias” et “Pa’ que bailen los muchachos”, textes que les Portègnes connaissent par coeur, à la fois parce qu’ils traduisent l’atmosphère de la ville, la nostalgie des amours perdus et aussi parce qu’ils utilisent largement et poétiquement le lunfardo, l’argot de la capitale.
Les deux artistes, lors de leur collaboration, jouissaient d’une extraordinaire popularité auprès des musiciens et des danseurs, non seulement pour leurs talents artistiques, mais aussi parce qu’ils étaient des fêtards invétérés… Mais surtout, tous deux avaient le souci de faire danser et de conjuguer pour cela texte et musique. Troilo exalte le bandonéon dans plusieurs de ses compositions dont “Che! Bandoneón” : « Bandoneon, aujourd’hui c’est nuit de fête…» et Cadicamo lui rend hommage à l’occasion: « Ecoute, la belle fille/ les accords mélodieux/que module le bandonéon…» ( “¡ Che papusa, oi!” ). Et en 1942, la composition commune de “ Pa’ que bailen los muchachos ” met à nouveau en avant l’instrument roi du tango, exaltant sa complicité avec celui qui le touche ( jouer en argentin se dit tocar ) et avec les danseurs :
« Pour faire danser les gars / je vais te jouer, bandonéon / La vie est une milonga ! / Dansez tous les copains / car la danse est une étreinte / Dansez tous les copains, car ce tango entraîne le pas. » Dans cette strophe, tout est dit sur l’idée que Troilo se faisait de son jeu et de la danse. Les critiques contemporains parlaient de bandonéon magique mais Pichuco se défendait de tout artifice et prétendait à un jeu de vérité, de sentiment et d’art. Il voulait transmettre l’ardeur de sa passion d’artiste, au point de se laisser aller à pleurer en jouant! ( Je tire cette analyse simplifiée d’un long article d’un numéro spécial de “ Todo es Historia ”, de mars 2004 consacré au musicien, compositeur et chef d’orchestre ) On comprend mieux la popularité qui a auréolé El Gordo ( deux surnoms !!!) encore intacte aujourd’hui. Il a sa statue en plusieurs endroits de Buenos Aires et notamment dans le quartier de l’Abasto, toute proche de celle de Gardel, et à l’Academia Nacional del Tango et sa photo ou sa caricature amicale ( ci dessous avec Piazzolla ) figure en bonne place dans bien des milongas ou des cafés. Une plaque commémorative rappelle ses débuts au Marabu.
Et maintenant, appréciez ce tango dans la version avec le chanteur Goyeneche ( El Polaco ) : après une ouverture brillante et rythmée, le bandonéon s’ inscrit en majesté, puis les violons prennent le relais et les bandonéons suivent avant de céder la place au piano qui annonce le chanteur. Le morceau permet de belles modulations qui mettent en valeur le refrain: « La vida es una milonga. » Ces inflexions incitent le danseur à des pauses sur l’écoute des suspensions et silences. Du grand Troilo ! Sur le même enregistrement du duo Troilo- Goyeneche ( BMG Argentina 2003 ) on trouve aussi “ Sur ” et “ En esta tarde gris ” analysés dans les articles précédents.