2 : OUBLIER et parfois CÉLÉBRER grâce à l’ alcool et autres expédients…
Dès les premières letras des tangos, le thème des rapports amoureux, souvent difficiles, s’impose comme une des principales sources d’inspiration, à l’image de beaucoup des chansons populaires européennes. Pour le tango, pourtant, on imagine qu’à ses débuts, alors que la population immigrée était majoritairement masculine, la concurrence fut rude et confondait l’amour, le désir et les plaisirs de la danse, pour s’attacher les faveurs d’une femme. Horacio Salas, dans son essai El Tango » ( Actes Sud- 1989 ) rappelle au chapitre “Académies, bastringues et lupanars…” que les danseurs devaient payer pour six minutes de danse et beaucoup plus encore pour s’attirer d’autres faveurs ! D’où quelques clichés superficiels : les lieux de perdition, les grisettes, cocottes et autres milonguitas, souvent des jeunes femmes pauvres éblouies par les cabarets, les danseurs, l’argent et le champagne : voir, dans le même ouvrage, le chapitre “Grisettes et milonguitas”. C’est cette ambiance que traduit en 1908, le tango Comme il faut, ( musique de E. Arolas – letra de G. Clausi ) avec les poncifs du décor: lune, bec de gaz, tango, champagne, noche de amor et bien sûr corazón. C’est aussi le sujet de ¡ Che papusa, oi !, musique de H.M. Rodriguez où Cadicamo interpelle une “petite poupée” ( Muñequita papusa ) utilisant d’ailleurs bien d’autres qualificatifs en lunfardo : « Et en dansant ces tangos avec allant / tu fais des plus malins des imbéciles. » En lisant les letras de tango, on peut, au passage, se faire une idée des termes qui désignaient les femmes de cette époque, parfois avec un vocabulaire cru ou pour le moins suggestif…
L’amour tarifé et ses déconvenues, n’est pas pour autant le sujet unique et il existe de nombreuses letras qui exaltent une passion plus lumineuse. Un des modèles du genre est l’un des succès de Gardel qui en fit la musique sur des paroles de son compositeur favori Alfredo Le Pera El Día que me quieras ( 1935 ) où tout est poésie et transfigure la femme aimée : « La nuit où tu m’aimeras / depuis l’azur du ciel / les étoiles jalouses / nous regarderont passer… » Tout au plus peut on voir plus d’espoir que d’inquiétude dans l’utilisation du futur. La très belle valse Yo no sé que me han hecho tu ojos ( 1931 – paroles et musique de F. Canaro ), est un belle déclaration d’amour, certes teintée d’un peu d’inquiétude : « Je ne sais combien de nuits d’insomnie / j’ai passées en pensant à tes yeux…» Un tango de 1905, La Morocha, décrit même un portrait idyllique d’une jeune femme de la pampa, se présentant elle même comme la brunette la plus gracieuse : «…le canto al pampero, a mi patria amada y a mi fiel amour » Eloge de la fidélité ! Mais il faut reconnaître que la plupart des compositions sur des portraits de femmes sont teintés d’amertume.
C’est le cas du très beau Malena ( Musique de L. Demare, letra de H. Manzi ) : Malena, qui chante le tango comme aucune autre, peut donner à sa voix « une couleur obscure de ruelle… quand vient la tristesse avec l’alcool. » C’est qu’elle a connu les désillusions de l’amour et elle n’en parle que lorsque le sel du souvenir appelle la bouteille. Alors « Malena a des chagrins de bandonéon.» Manzi a su transfigurer ici la tristesse, mais beaucoup de tango sont plus réalistes face à la fuite du temps qui dissout les plus belles histoires d’amour. Recuerdo, le tango qui fit connaître Pugliese, alors âgé de 18ans, traduit dans les paroles de E. Moreno, la nostalgie des instants perdus et des amours manqués : « Son nom resta gravé / par la main du passé / sur la vieille table du quartier sud…» Comment ne pas penser au Bar Dorrego, à l’angle de la place du même nom, qui garde de telles traces, non seulement sur ses tables, mais jusque sur son comptoir ? Le café, refuge de toutes les nostalgies… et passage obligé, comme l’évoque l’article précédent, pour ceux qui veulent tenter d’oublier dans l’alcool, tout en confiant leurs tribulations aux autres clients .
Au milieu, le comptoir du bar Dorrego, et de chaque côté Manzi et Pugliese, sur des tableaux décoratifs dans des milongas.
Le grand Gardel n’a pas échappé à ces confessions dans plusieurs tangos et en particulier Tomo et Obligo ( 1931, Letra de M. Romero), le dernier qu’il ait chanté en bis, dans son ultime récital à Bogota, avant l’accident d’avion fatal : « C’est ma tournée, sortons les verres/ dont j’ai besoin aujourd’hui pour tuer le souvenir…» Le souvenir bien sûr d’un amour perdu, ranimé du même coup avec plus ou moins de réalisme et parfois de jalousie quand un rival a pris le pas. C’est le cas aussi dans Nostalgias ( 1936, musique de J.C.Cobian, letra de E. Cadicamo ), un de mes tangos préférés depuis que je l’ai entendu chanter, dans un bar de l’Avenue Corrientes, par une mamette de plus de 80 ans, si fragile qu’on aurait cru qu’elle allait se briser en évoquant dans le texte las rosas muertas de mi juventud . Le texte, très émouvant de Cadicamo dépasse la nostalgie pour évoquer l’ angoisse d’un amour fou trompé : « Je veux saoûler mon coeur pour oublier / un amour fou… Je veux pour tous les deux, lever mon verre pour oublier / mon obstination. » Et la douleur est d’autant plus vive que l’être aimé est une coquette, ou un gandin qui s’est moqué du partenaire.
Au bar La Epoca, une habituée chante Nostalgias, félicitée ensuite par le dueño et d’autres chanteurs amateurs.
Alors, vient la tentation de tourner en dérision l’être auparavant aimé, bien plus souvent que de le plaindre. Quelques tangos le font cependant avec compassion, comme Carne de Cabaret ( 1920, musique de P. Lambertucci, letra de L. Roldán ) : « Pauvre minette qui est sous contrainte,/ vendant son âme pour un petit verre, / leurrée par le mirage d’une vie de bonheur…» Mais la plupart des délaissés, tombent dans la rancune, le désespoir et l’alcool. Par exemple dans le tango De mi barrio ( 1923, musique et letra de R. Goyeneche ) : « Et voilà pourquoi ma vie se délite, / entre le tango et le champagne du cabaret…» Et alors, il reste quelques verres à boire, avant de tomber dans l’ ivresse pour oublier. Une kirielle de titres de tango évoque cette déchéance : La ultima copa ( 1926, musique de F.Canaro, letra de J.A. Caruso ), El vino triste ( 1939, musique de d’Arienzo, letra de M.Romero ), Los mareados ( 1942, musique de J.C.Cobián, letra de E. Cadicamo ), La ultima curda ( 1956, musique de A Troilo, letra de C. Castillo ). Ceux là valent qu’on lise le texte où les amoureux déchus boivent seuls ou ensemble pour oublier que, selon Castillo, « la vie est une blessure absurde…» et l’auteur va jusqu’à évoquer le suicide comme ultime conclusion. J’oublie ici, dans une liste qui deviendrait fastidieuse, tous les autres tangos qui parlent de saoûlerie, avec des alcools divers… et la cocaïne, prisée des noceurs de Corrientes y Esmeralda ( 1933, musique de F.Pracánico, letra de C. Flores ), tango qui évoque poétiquement la vie agitée de ces quartiers.
Tout cette thématique serait désespérante et factice si elle n’était pas sans cesse renouvelée par l’inventivité des musiciens et poètes et on peut citer quelques tangos qui détournent le sujet. En premier ¡Victoria! ( 1929- musique et letra de E.S.Discépolo ) , tango mis en avant par André Vagnon dans sa conférence sur le tango et l’humour. Un homme se réjouit et crie victoire au départ de sa femme : « J’ai fait péter les bouchons / quand j’ai eu ce matin / la joie de ne plus la voir. » et plus loin dans le texte, il plaint même celui qui l’a enlevée ! Du Discépolo pur jus caustique ! Plus subtile est la référence à Goyeneche, dans El Polaco ( 1990- musique de L. Federico et letra de H. Ferrer ) qui rend hommage au grand chanteur par une allusion à l’habitude qu’il avait de boire un cocktail corsé avant d’entrer en scène ( détail donné par D. A. Clavilier dans son recueil bilingue Barrio de Tango ( Editions du Jasmin 2010. ) « Le Tango est une cuite poétique dans ta voix. » C‘ est évoquer La Ultima Curda, tango déjà cité plus haut, et dont Le Polaco donnait une rauque interprétation.
Je me réjouis de terminer ce tour d’horizon des tangos “alcoolisés” avec ce morceau de facture moderne, composé par deux auteurs qui ont fait autorité dans les temps présents. Et d’autant plus que La Dernière Cuite est le titre de mon précédent roman publié en 2014. Dans un prochain article, je présenterai celui qui vient de sortir.
Goyeneche et Troilo parlent-ils de La Ultima Curda ?