Dans les milongas portègnes, il n’est pas habituel de danser sur les tangos de Carlos Gardel, comme si on craignait en marchant de froisser le mythe. Mais c’est surtout parce que l’ Idole est reconnue pour le tango canción que l’on écoute religieusement et qui n’est pas prétexte à la danse. Quand un orchestre se produit dans une milonga à Buenos Aires, les morceaux composés par Gardel sont le plus souvent placés en ouverture, et alors la salle s’abstient de danser, non seulement par respect des musiciens mais aussi par vénération pour Carlitos.
Les meilleurs articles consacrés à Gardel pour retracer sa carrière fulgurante en détaillent les trois phases, des débuts avec le folklore et le chant criollo, au cinéma, en passant par le tango canción qui se développe dans les années 1917- 1918. Tout le monde connaît le morceau de référence Mi moche triste qui ouvre une période d’enregistrement prolixe qui va donner à Gardel sa dimension nationale et internationale mythique. Le cinéma couronnera alors de manière emblématique les talents du chanteur, pas seulement ceux de sa voix de ténor expressive, mais aussi ceux de l’acteur formé au contact des théâtres portègnes, des cabarets, de l’opéra, et enfin ceux de l’esthétique du visage qui dit les sentiments exprimés par les letras et notamment celles d’Alfredo Le Pera. Comparativement à nos films modernes, cela peut paraître désuet, mais c’est pourtant porteur d’une belle émotion : regardez El dia que me quieras ou Mi Buenos Aires querido sur You Tube pour vous en persuader. Toujours est-il que cette trajectoire artistique à travers théâtres, cabarets et studios argentins, européens et américains en fait l’Argentin connu dans le monde entier que l’accident mortel de Medelin transfigurera. La rencontre avec Alfredo Le Pera, qui va devenir son parolier et scénariste, compte aussi pour une part très importante dans son succès.
A Buenos Aires, Gardel est omniprésent et surtout au Musée installé
dans sa maison, Rue Jean Jaurès.
C’est en 1935 que tous deux composent le tango El dia que me quieras, enregistré sur disque et interprété dans le film du même nom, la même année. A noter qu’Astor Piazzolla, alors enfant, y joue un petit rôle, et que ses futurs tangos, comme beaucoup de ceux de Gardel, ne seront pas non plus jugés dansables… Pour ma part, je pense qu’on peut danser sur cette musique, en interprétant les inflexions d’un poème d’amour qui lui aussi peut paraître anachronique, mais qui est d’une grande tendresse : Le jour où tu m’aimeras /:tout ne sera plus qu’harmonies, : l’aurore sera claire et joyeuse la source / … La nuit où tu m’aimeras / depuis le bleu du ciel, / les étoiles jalouses nous regarderont passer / et un rayon mystérieux / fera son nid dans tes cheveux,/ indiscrète luciole,/ qui verra que c’est toi ma consolation ! ( traduction Denise Anne Clavilier, dans Barrio de Tango – Editions du Jasmin 2010.) Il faut évidemment que le DJ choisisse la version pour qu’elle s’intègre bien dans la milonga. Je recommande celles de E. Donato (1935) et de A. de Angelis , parce que les arrangements intègrent bien le chant dans la rythmique musicale et poétique. Certains danseurs apprécieront même la version alternative remixée par Métrotango. Pour les curieux, écoutez les versions plus insolites avec l’ensemble latino de Cumpay Segundo (1999) et en style flamenco par Diego El Cigalo (2010). Enfin, des chanteuses se sont mesurées à l’idole sur ce texte dédié à une femme : c’est le cas de la grande Nelly Omar et de Susana Rinaldi. Quant à Maria Grana, elle a choisi le duo avec Jorge Falcon dans une version lyrique… Enfin, curiosité, Daniel Baremboim, au piano, dialogue avec le bandonéoniste Rodolfo Mederos dans un disque qu’il a enregistré à Buenos Aires en 1995, Tangos among friends.