Lorsque nous préparions, en 2008, un premier voyage en Argentine, essentiellement touristique, et que nous avions inclus dans le périple un séjour en Patagonie, nous n’avons pas échappé à l’image du rude gaucho et des espaces désolés de la Pampa. Nous pensions croiser fréquemment ces cavaliers expérimentés, mais nous avons dû nous contenter de croire les affirmations d’un encart d’un guide de voyage : « L’un des symboles les plus durables de l’Argentine est l’intrépide gaucho, dont la tradition séculaire remonte à l’époque où les Espagnols laissèrent leurs troupeaux en liberté dans la pampa herbeuse. » (guide Lonely Planet). Même, au cours d’excursions encadrées, nous n’avons pas croisé de gauchos… Puis, nous avons découvert la feria de Mataderos, dans un quartier excentré de Buenos Aires où on peut se rendre en bus, en une heure. Là se retrouvent, presque tous les dimanches de l’année, les familles qui maintiennent la culture gaucha, avec ses traditions hippiques, folkloriques, artisanales et gastronomiques… On peut écouter la musique, danser la chacarera ou la zamba, acheter un facón, poignard en forme de couteau allongé, avec son étui travaillé et rehaussé de métal, comme les ceintures décorées. On peut déguster des empanadas confectionnés sur place, se rassasier d’un asado, acheter du dulce de leche fait maison et bien sûr, goûter le maté amer. La feria est un rassemblement haut en couleurs et dépaysant, à portée de pied lors d’un séjour dans la capitale et les rencontres y sont pittoresques.
Autre possibilité que nous avons pratiquée, quelques voyages plus tard, à proximité d’autobus de la capitale ( 115 Kms ) : se rendre à San Antonio de Areco et séjourner dans une estancia. C’est aussi une expérience aux couleurs touristiques, mais on trouve encore des accueils et hébergements authentiques et on peut partager la vie quotidienne et l‘asado des gauchos, et monter à cheval pour ceux qui ont le pied hippique. L’idéal serait de pouvoir se rendre à San Antonio pour El dia de la Tradición, Fête des gauchos qui dure en fait une semaine, autour du 11 novembre et qui reste haute en couleurs par sa procession à cheval et les mêmes activités qu’à Mataderos.
Mais il nous a fallu aller au coeur de la Pampa pour vivre un moment authentique de la vie des gauchos. Alors que nous circulions sur une piste, en direction du Parc de La Luna, nous avons vu arriver vers nous un nuage énorme de poussière : c’était une troupeau de centaines de têtes de bétail, encadré par une dizaine de gauchos, en tenue de travail, boleadoras au poing pour ramener dans le droit chemin les veaux qui s’égaraient. Voiture immobilisée, nous nous sommes fait tout petits pendant que les bestiaux frôlaient la carrosserie et nous regardaient au passage. La plupart des hommes portaient les bombachas, sorte de pantalon tablier et étaient coiffés de boiras, béret , large coiffure en champignon ou de chapeaux tannés par les intempéries. Dans un autre voyage, nous avons rencontré un gaucho solitaire dans cette tenue -voir la photo d’en tête- et nous avons aussi, plus tard visité des estancias vers Taffi del Valle dédiées à l’élevage des moutons, à la fabrication du fromage… et au tourisme rural. On y déguste un maté authentique et on peut y acheter de beaux chapeaux. On peut aussi s’installer pour un séjour prolongé dans des estancias dans tout le pays et, cette année, nous avons le projet de nous rendre dans la région de Misiones et de partager la vie des gauchos du Nord Est, éleveurs mais aussi cultivateurs de maté.
Récemment, est sorti le film Invernio qui relate la vie difficile de ces hommes de La Pampa en Patagonie, et parle de la transmission entre générations. Il donne une image rude de la vie quotidienne des ouvriers, aux ordres des grands propriétaires des estancias. Cette vie actuelle est-elle si différente de celle que chante Le Gaucho Martín Fierro dans l’oeuvre fondatrice de José Hernández, écrite en 1872, à un moment où le Président Sarmiento déclara que les gauchos étaient d’abord des combattants pour éradiquer les indigènes et les rebelles des guerres civiles ? Je n’avais jamais lu cette oeuvre et une édition m’en a été fournie par Solange Bazely ( Régis Brauchi Editeur 2008 ) avec une traduction de l’Argentin Juan Carlos Rossi, musicien, chanteur, compositeur et interprète, originaire de Patagonie, autant de gages de fidélité au texte originel. Il a en effet tenté de garder la métrique du texte et, autant que possible la rime… C’est une composition épique et dramatique, et venant après la vision du film cité plus haut, sa lecture montre que la vie des gauchos n’a pas beaucoup évolué jusqu’à celle des personnages de la pellicule récente : dressage des étalons, vie fruste, nourriture irrégulière, fréquentation des tavernes, rixes, manque de femmes, enrôlement forcé, présence des indiens auxquels il est rendu hommage pour leur courage… » Je parcourus la campagne / Comme L’Indien le plus fier… » Sous la pression des événements et le commandement pesant des chefs, Martin en vient à déserter par fierté et nécessité de survie : « Je suis un gaucho battant / Qui ne s’affole pour rien, / Même si gagnant mon pain, / Maintes tâches je dois faire; / mais les gens du Ministère / ne nous tendent pas la main. » Martin finit pauvre et harassé, mais libre, ayant rejoint le territoire de ses demi-frères les indiens. Il me reste à lire une autre oeuvre » Don Segundo Sombra » de Ricardo Güiraldes pour compléter cette approche littéraire.
Il faut aussi faire référence au Gauchito Gil, autre figure de légende, mythique et mystique. Déserteur lui aussi, voleur du bétail appartenant aux riches pour le redistribuer aux pauvres, il fut capturé, pendu par les pieds et décapité avec refus de sépulture, sort réservé aux déserteurs. Mais le bourreau, auquel il révéla que son fils était malade et allait mourir, l’enterra contre promesse de guérison. Le miracle s’étant réalisé, la croyance populaire consolida et enjoliva l’histoire. Un pèlerinage très suivi vénère la tombe de Gil, près de Mercedes, dans la province de Corrientes, au Nord-Est de l’Argentine. Mais surtout, de nombreux autels jalonne les routes de tout le pays, aisément repérables à leurs drapeaux rouges et aux ex-voto hétéroclites déposés par les croyants : ils protègent les voyageurs des accidents, intempéries et autres difficultés de la route… à condition de klaxonner si on passe devant en voiture.
Et quelle influence a eu la culture gaucho sur le tango ? Je renvoie mes lecteurs à deux excellents articles qui soulignent les liens et parentés. Celui du Dictionnaire passionné du Tango (Seuil 2015) à la page 308, et celui écrit par André Vagnon, dans la petite lettre N° 7 de Mémoire du Tango ( 9/10/2017). Ce dernier document montre le rapport parfois fantaisiste entre les deux symboles de l’identité argentine. L’auteur y parle de Gardel et des tenues qu’il revêtait, et, dans le musée qui est consacré au chanteur, on peut voir une assiette commémorative en céramique où il est représenté en gaucho et à cheval.
En dehors de tous ces aspects anecdotiques, il faut voir les gauchos danser la chacarera et exécuter les zapateos, ces frappements de bottes avec torsion de la cheville -mouvements que nos danseurs d’intermèdes ont bien de la peine à imiter sans être ridicules- ou se déplacer de façon féline dans la Zamba, ou danser le candombe dans le nord du pays, pour voir et entendre ce que les danses de ces hommes et femmes de la Pampa ont pu apporter au tango. Sans parler du sens du rythme avec la frappe des tambores ou le claquement des boleadoras, quand ils frappent le sol et sont utilisés dans des sortes de joutes gymniques et musicales. Et que dire de la milonga, danse joueuse qui doit sans doute autant aux frappements de pieds des gauchos qu’à ceux des pas rudimentaires des danseurs des conventillos ?
Je rappelle aussi les articles suivants, déjà publiés dans ce blog, sur le même sujet ou sur un thème proche et complémentaire :
- Peñas folclóricas : l’âme de l’Argentine. ( 29/11/2014 )
- Traditions gauchos dans le Nord Ouest de l’Argentine. ( 07/02/2015 )
- La Pachamama. ( 13/05/2015 )
- La zamba, une danse d’amour. (29/04/2015 )
- A propos du film de Carlos Saura « Argentina ». ( 22/01/2016 )