Familiers de la vie argentine, nous ne pouvions ignorer que la consommation du mate fait partie des usages quotidiens, à voir les gens transporter tout le matériel adéquat, y compris dans les bus. Nous avons pourtant analysé l’habitude de la consommation du mate comme quelque chose se situant entre l’addiction, le folklore et la consommation de café chez nous autrefois, dans le Nord, où la cafetière mijotait toujours sur le feu. Et l’expérience que nous avions pu faire, en goûtant la boisson, non sans réticence, nous avait pour le moins laissé un goût amer … Nous avons donc donné l’exclusivité au cortado ou au chocolat, négligeant ce qui, dans la vie argentine est sans doute aussi important que le thé en Asie…
Notre séjour dans les Provinces de Misiones et Corrientes nous a amenés à y regarder de plus près et à apprécier, non seulement l’infusion, servie à notre accueil dans l’Estancia Santa Ines, mais aussi la place que cette boisson tient dans l’histoire et dans la culture. Il faut préciser que la famille Nuñez fut pionnière dans les plantations de mate, et l’héritière a pris le temps, en nous faisant visiter le terrain, de nous raconter l’histoire de son grand-père et de son père, liée à la navigation sur le Parana, à l’exploitation de la forêt et aux débuts du tourisme.
Nanni Nuñez nous offre le mate froid ( tereré ) dans le salon de la superbe estancia Santa Ines.
Première découverte, la yerba mate est, à l’état naturel, en climat demi-tropical, un arbre de la forêt que les Indiens Guaranis connaissaient et exploitaient depuis longtemps et que les Jésuites ont adopté. Cet arbre, de la famille du houx, peut atteindre des hauteurs de 30 mètres en 30 ans et reste productif pendant 100 ans. On le trouve surtout au sud du Brésil, au Paraguay, et en Argentine, surtout dans les Provinces de Misiones et Corrientes. Pour rendre la cueillette plus facile, les pioneros ont eu l’idée d’organiser des plantations d’arbustes. Dans la famille Nuñez, dont je reparlerai plus loin, le grand père, en organisant ses cultures, avait pris soin de respecter la nature environnante en la laissant en l’état de forêt primaire.
La cueillette, de mai à juillet, consiste à couper les rameaux du sommet, feuilles et petit bois, le dosage entre les deux permettant de varier valeur gustative et qualité. Les étapes de fabrication, artisanale ou industrielle, comptent pour beaucoup dans la qualité de l’infusion : séchage, torréfaction, réduction en poudre plus ou moins grosse, stockage en sacs, affinage, moulinage et empaquetage, en ajoutant parfois des ingrédients pour parfumer.
Les Guaranis préparaient la décoction de manière plus primitive mais connaissaient les qualités médicinales de la yerba, notamment pour les intestins, les problèmes cardiaques, les douleurs rhumatismales. Ils considèrent toujours que c’est un élixir réconfortant, donnant force et énergie, et c’est ce que les Argentins ont repris, comme anti-fatigue. C’est à la fois proche de la coca, au Pérou par exemple, mais avec des vertus différentes, la coca permettant de lutter contre le mal des montagnes, mais aussi contre la faim … et c’est une drogue, selon la classification internationale.
Les Guaranis, imités par les Argentins, ont aussi établi un rituel de consommation dont le principe est la convivialité, la boisson circulant de main en main, un peu comme le calumet de la paix … ou les joints dans certains cercles ! Les Nativos avaient aussi prévu le récipient pour préparer la boisson en utilisant une sorte de calebasse sauvage de la forêt ( mata en guarani ), qui a donné sa forme obloide à celui qu’utilisent la plupart des Argentins et qu’ils appellent aussi mate. Un bâton de bambou servait de pipette et de filtre. Les Jésuites des Missions et les gauchos ont perfectionné l’ensemble avec des mates dans différentes matières ( terre, bois, corne, alpaca, argent … ) et la pipette, la bombicha, dans des matières assorties, avec un filtre en forme de palme pour la partie qui sert de passoire, et un embout aplati pour l’extrémité qui va dans la bouche. Sur les marchés touristiques, dans les ferias et sur de simples étalages à même le sol, les amateurs peuvent trouver l’ensemble mate-bombicha, devenu un des symboles de l’Argentine. J’en avais d’ailleurs acheté un à un gaucho, taillé dans la corne et entouré de métal travaillé.
Sur ce maté en corne entourée d’alpaga, les détails de la décoration sont soignés: scène de la pampa, médaillon pour graver le nom du propriétaire, fleurs pour enjoliver et chaînette pour le passer dans la ceinture, quand le propriétaire se déplace à cheval.
La décoration du récipient est plus ou moins raffinée mais les gens riches possédaient souvent une collection de mates en argent, souvent sur un support à pieds et finement décorés ( voir la photo en en-tête ). Plus modeste est la bouilloire, indispensable pour chauffer l’eau, et plus prosaïque est le thermos dans lequel les consommateurs conservent l’eau à bonne température. On trouve même des sortes de valisettes portatives dans lesquelles on peut ranger tout ce matériel … et la provision de mate.
Le cérémonial de préparation est important, non seulement par la qualité du mate choisi ou la manière de le mouiller, mais surtout parce qu’il est à l’initiative de celui qui invite et sera le » cebador », le seul qui goûte la première gorgée pour apprécier son amertume, avant d’offrir la dégustation à l’invité qu’on veut honorer. Le cebador continuera d’alimenter l’infusion pendant toute la durée de la consommation, même en voiture ! » Mate que cambia de mano se echa à perder »
Conduire avec le mate n’est pas un problème, alors que le téléphone au volant est interdit, et, dans l’habitacle, on fait tourner la boisson…L’invitation à » tomar » un mate est un signe d’hospitalité et au-delà, de fraternité et de détente savourées dans un groupe choisi. Et malgré notre bonne connaissance des habitudes argentines, nous n’avions pas compris que refuser est une sorte d’impolitesse. Et si, après avoir accepté la première gorgée, on dit “gracias” ce n’est pas bien venu, car cela sous-entend “no quiero mas”. Il vaut mieux dire d’entrée qu’on préfère une autre boisson.
Le mate se consomme chaud, mais dans le nord de l’Argentine et surtout au Paraguay et dans une partie du Brésil, on prépare une infusion fraîche en mouillant la poudre avec de l’eau contenant des glaçons et des tranches de citron vert ou d’orange. Cette boisson, très désaltérante par forte chaleur, se nomme alors “tereré”. Il existe aussi des variétés de mate avec des additifs divers qui diminuent l’amertume. Il peut aussi se consommer avec du sucre et du lait.
On voit donc que, comme le tango, le mate exprime une histoire et un mode de vie qui mêlent heureusement les traditions des nativos à celles des criollos, notamment les gauchos. Une sentence dit d’ailleurs : «Buenas mates, buena vida » Et il n’est pas étonnant que cette boisson nationale ait servi d’élément d’inspiration ou de décor à plusieurs compositeurs :
* Bien sûr le célèbre “Mi moche triste” tango de S.Castriota, letra de P.Contursi. – * “Champagne tango” tango de M.Aróztegui, letra de P.Contursi. – * “El butin de la calle Ayacucho”, tango de J et L Servidio, letra de C. Flores. – * “Viejo mate galleta” Milonga de José Larralda. – * “Madame Yvonne” tango de E.Pereyra, letra de E. Cadicamo; et sans doute quelques autres, car le mate fait partie du quotidien et son amertume convient à celle de la nostalgie ou de la tristesse des ruptures.
« J’ai toujours avec moi des biscuits / pour aller avec un matecitos / comme si toi, tu étais là. » ( Mi noche triste )
Pour ceux qui voudraient aller plus loin, deux livres, parmi d’autres, peuvent être consultés :
- “El libro de la Yerba Mate”- Karla Johan Lorenzo, 2010, chez Del Nuevo Extremo SA.
- “El Mate” – Monica Gloria Hoss, 1999, Editions Maizal à Buenos Aires ( chez cet éditeur on trouve toute une série de petit opuscules illustrés sur le tango, le bandonéon, la cuisine et les vins argentins, le filete porteño… ) Mais bien sûr ces deux ouvrages sont en espagnol.