Depuis que nous nous rendons en Argentine, nous n’avions pas découvert la Province de Misiones dont on nous vantait pourtant l’intérêt. Mais nous avions déjà eu l’occasion de mesurer l’importance des traces et vestiges laissés par les Pères de la Compagnie de Jésus, à Buenos Aires où la Manzana de la Luces et quelques bâtiments attenant sont les seuls constructions restantes, ou à Cordoba où la Manzana Jesuitica occupe tout un pâté de maisons et témoigne de la puissance de l’Ordre. Mais nous n’avions guère approfondi le rôle joué par les Missions, notamment avec les expériences agraires menées dans les grandes estancias de la région de Cordoba, ou sociales avec » la République guarani » du Nordeste. Tout au plus avions-nous le vague souvenir d’un film qui était consacré à la manière dont les Jésuites avaient approché l’évangélisation des autochtones.
De nombreux écrits relatent et analysent cette expérience et on peut aussi trouver des articles détaillés sur internet. J’ai pour ma part lu un ouvrage conséquent et bien illustré de Sélim Abou » La République jésuite des Guaranis (1609 – 1768 ) et son héritage ( Perrin Editions 1995 ), ouvrage qui figurait entre autres, dans la bibliothèque de l’Estancia Inès dont j’ai parlé précédemment. Cet ouvrage analyse clairement la genèse de cette aventure, en la replaçant dans la veine des mouvements religieux et philosophiques qui cultivaient le goût de l’utopie, de l’émancipation et au final des Lumières, car même Voltaire qui n’était pas suspect de complaisance vis à vis de la religion, fut intéressé par les missions jésuites. Délégués par la couronne d’Espagne comme évangélisateurs, en rivalité avec les bandeirantes de soldats et colons portugais qui leur disputaient la Province jésuite du Paraguay à cheval sur la Bolivie, l’Argentine, le Pérou, le sud du Brésil, l’Uruguay et le Chili…ils voulaient selon les termes de Raynal, essayer de soustraire les indiens à l’esclavage et « d’en faire des chrétiens qu’après en avoir fait des hommes.» L‘encomienda réduisait en effet les autochtones à la servitude la plus dégradante puisque les esclaves étaient exploitables à merci.
Carte des missions jésuites dans le Nordoeste.
Les Jésuites rencontrèrent des difficultés avec certaines tribus nomades mais surent intégrer l’organisation civile, économique, militaire et religieuse des Guaranis. Ceux ci pratiquaient une sorte de démocratie villageoise participative sous l’autorité d’un cacique et croyaient à un Etre Suprême et à une Terre sans Mal, sorte de paradis… Ils avaient développé certaines cultures, notamment celle du maté. L’habileté des Jésuites fut donc, dans les « Reductiones », de reprendre cette organisation pour l’intégrer dans un système architectural induisant un mode de vie collective autour de l’église, mais aussi de la place centrale, des jardins collectifs et privatifs, des maisons familiales et des ateliers où les indiens émancipés de l’esclavage apprenaient un métier, notamment pour nourrir, construire et embellir les villages. Un cabildo, sorte de conseil municipal, gérait la vie et la défense du village.
Cette organisation se lit parfaitement dans la plupart des Missions que nous avons visitées, surtout celles les mieux conservées ou restaurées parmi toutes celles établies dans les divers pays : San Ignacio Mini en Argentine, et Jesus et Trinidad au Paraguay. Les vestiges permettent d’imaginer la vie dans ces villages, dont certains accueillaient près de 7000 habitants et dont le rayonnement culturel était solide. Par exemple c’est à Loreto en Argentine que fut imprimé le premier livre de ce pays et c’est aussi dans les missions qu’un art baroque spécifiquement marqué par les artisans guaranis put enjoliver l’architecture et sans doute aussi la musique, à travers les choeurs et orchestres.
Dans ces décorations ouvragées, mettant en valeur les couleurs chaudes de la pierre,on remarquera les anges en forme de sirènes, bon exemple du syncrétisme religieux, et la finesse de l’ange harpiste.
On sait que la puissance et le prestige acquis par les Jésuites inquiéta vite les puissances européennes dans le contexte de la controverse de Valadolid et de la contestation de l’esclavage, et que la couronne d’Espagne, encouragée par celles de France et du Portugal, finit par décréter l’expulsion des Pères. Les missions et les estancias qui en dépendaient furent pillées, saccagées et les populations locales abandonnées à leur sort et à des partages politiques difficiles. La grandeur déchue des ruines qu’on visite permet d’imaginer leur désarroi, car ils avaient peu à peu acquis une manière de voir le monde et de comprendre la vie, différente de ce qu’était leur culture initiale. Il leur était aussi difficile d’ admettre cet “abandon” par les Jésuites. Le film Mission, réalisé par Roland Joffé, Palme d’Or au Festival de Cannes en 1986, se situe à cette période trouble de l’expulsion et des exactions commises par les troupes portugaises pour reprendre pied dans les territoires pacifiés par les Jésuites. Il montre aussi le états d’âme qui pouvaient être ceux des religieux abandonnant leurs ouailles.
Mais on se rend compte aussi combien cette expérience a marqué les pays concernés et tout particulièrement l’Argentine qui, en donnant à une de ses Provinces, le nom de Misiones, accepte l’héritage et assume le mythe fondateur comme une référence identitaire. Le métissage physique et culturel est très visible dans cette région où la culture du maté, du manioc, mais aussi l’élevage dans les vaquerias, sont issus des savoirs autochtones, tout autant que l’art culinaire et médical et une forme de syncrétisme religieux particulièrement pittoresque lors des grands pèlerinages. Au Paraguay voisin, la langue guaranie est langue officielle et marque d’une culture nationale. Et toutes les régions voisines cultivent un rythme local, le chamamé, qu’un festival annuel porte à la hauteur des chacareras et autres zambas.