DES RAISONS D’ESPERER : LA DANSE CONTINUE…

      Mon article précédent peut inciter à un certain pessimisme et je ne voudrais surtout pas contribuer à la tentation de rendre les tangueras et tangueros moroses, car le confinement à lui seul, selon les psychologues, n’est pas sans risques pour notre équilibre psychologique !
Je les incite donc à lire l’article ci-dessous, paru dans l’édition quotidienne que « Courrier International » offre pour un abonnement dérisoire ( 1€ pour 2 mois )  » Réveil Courrier » et qui recense les informations importantes du monde entier, celles de la nuit écoulée et du jour qui commence, chaque jour de la semaine. Cet article permet, avec humour, de prendre du recul et de se persuader que, finalement, dans la vie courante, nous sommes sans arrêt en train de danser ! 

États-UnisLa pandémie fait naître une nouvelle chorégraphie urbaine

Distanciation sociale oblige, une façon très réglée de se mouvoir dans la rue a fait son apparition, s’émerveille dans le New York Times une spécialiste de la danse.
 

Un jour, avant la pandémie, je me trouvai au milieu d’une foule d’individus, moitié fébriles moitié inconscients, s’acheminant vers l’escalier mécanique de la station de métro West Fourth Street, à Manhattan, en pleine heure de pointe. L’accès était bloqué par un amas de gens qui avaient les yeux rivés sur leur téléphone portable et qui, lorsqu’ils ont enfin daigné s’engager sur l’escalator, ont décidé de rester plantés à gauche. S’est alors ensuivie une cohue indescriptible.

Sur un escalier mécanique, on reste à droite et on laisse passer les gens à gauche, telle est la chorégraphie du quotidien urbain. Je me suis donc retrouvée à indiquer aux gens où stationner et quand se mettre en mouvement. Alors que le bas de l’escalator commençait à reprendre forme, j’ai remarqué qu’un principe d’organisation similaire était à l’œuvre un peu plus haut. Et j’ai reconnu la voix d’Ori Flomin, danseur, professeur et chorégraphe. Nous apercevant l’un l’autre, nous nous sommes mis à rire. “Évidemment, a-t-il lancé, c’est nous qui dirigeons les gens dans l’espace !”

L’inestimable privilège de pouvoir sortir

Je pense énormément à la notion de chorégraphie ces derniers temps. Pas celle que l’on admire sur scène et que l’on ne reverra probablement pas avant un certain temps, mais celle qui organise notre espace au quotidien : comment bouge-t-on en temps de pandémie ?

En ces temps de confinement, nous jouissons d’un inestimable privilège : la possibilité de sortir. En échange, nous devons respecter une règle simple : rester à deux mètres les uns des autres. Sur le plan chorégraphique, c’est une consigne des plus précises. Toutefois, mes quelques sorties et promenades de ces derniers jours m’ont donné l’occasion de constater que tout le monde n’avait pas la même idée de ce que représentent deux mètres de distance.

L’appréciation des distances est un peu comme la coordination, ce n’est pas donné à tout le monde. La façon dont se comportent certains de nos pairs dans l’espace public, même en temps normal, est parfois consternante, qu’il s’agisse du touriste honni qui s’arrête sans prévenir au milieu de Times Square ou de la jeune femme qui se sert de son matelas de yoga pour se frayer une place quelque part (et qui ne se sentira pas plus mal que ça au moment d’incliner la tête en prononçant son namaste).

Une question de vie ou de mort

Aujourd’hui, les enjeux de cette chorégraphie de rue sont beaucoup plus élevés. C’est en effet là que l’on risque sa santé ou la maladie, c’est une question de vie ou de mort. Chez nous, nous sommes seuls. Mais dehors, nous devons déployer une nouvelle forme de vigilance et cultiver une conscience affûtée de la position et des mouvements du corps.

C’est ce que l’on appelle la “proprioception” – aussi surnommée “sixième sens”. Fermez les yeux et tenez-vous sur une jambe : votre capacité à rester debout dépend de vos capacités de proprioception, c’est-à-dire du nombre d’informations sensorielles que vous détectez. Il est normal de vaciller et de tomber, mais c’est aussi le signe qu’il est temps de travailler votre équilibre.

Renouer avec notre corps

Ces sensations et cette capacité à se situer dans l’espace sont primordiales aujourd’hui. Pour les danseurs, après des années d’entraînement et de vigilance, c’est une sorte de seconde nature. S’il y a bien une chose que nous apprend cette épidémie, c’est que nous avons grandement besoin de renouer avec notre corps. La vie est précieuse, le mouvement aussi.

Il est effrayant de voir combien nous malmenons notre corps, a déclaré le danseur et chorégraphe postmoderne, Steve Paxton. La danse nous le rappelle. La danse est une exploration des possibilités physiques ; la danse reconcentre notre esprit focalisé sur les fondements de l’existence, du temps, de l’espace, de la gravité, autant de voies vers la créativité. C’est pour moi une façon de nous rappeler notre nature.”

La danse a disparu de nos scènes, mais elle hante désormais nos rues comme un esprit bienveillant. La multiplication des cours de danse offerts sur les réseaux sociaux est peut-être le signe que la danse est ce dont nos corps ont besoin. La danse va de pair avec ce que l’on appelle aujourd’hui la pleine conscience, une notion trop souvent assimilée au seul soin de soi. Se concentrer sur le moment présent est devenu une nécessité.

Une éthique du mouvement 

Lorsque je me promène ou que je fais un jogging, je vois bien des gens absents. Comment expliquer que la personne équipée d’un masque semblant protéger contre les radiations soit le plus souvent celle qui vous fonce dedans ? Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un couple de joggeurs qui jugent manifestement parfaitement acceptable de passer à quelques centimètres d’un vieil homme sur le pont de Williamsburg ? Qu’ont à l’esprit un groupe de marathoniens quand ils se répandent et occupent toute une route pour discuter ensemble et disséminer leurs gouttelettes de salive et leur sueur dans l’atmosphère ?

Soit on assiste à l’apparition d’une nouvelle race de gens se croyant tout permis, soit les gens montrent à quel point ils sont oublieux de leur corps dans l’espace. Lorsque vous sortez, vous ne devez pas seulement être responsable pour vous-mêmes. Nous sommes tous dans la même situation, et tout mouvement est soumis à une éthique et entraîne des conséquences, telles sont les règles chorégraphiques de ces temps d’épidémie.

Arc de cercle et file indienne

Il n’est plus acceptable de marcher ou de courir au milieu du trottoir. Choisissez un côté. Si quelqu’un arrive en face, opérez un contournement suivant un arc de deux mètres de diamètre – après avoir vérifié qu’il n’y a personne derrière vous. Et pour ce qui est de marcher ou de courir côte à côte, n’y pensez même pas. Tout le monde en file indienne.

Lorsque vous faites la queue, pensez à laisser de l’espace devant vous. Sentez le sol sous vos pieds. Jouez avec la gravité. Apprenez à découvrir vos pieds. Commencez à remarquer qu’il y a toujours du mouvement, même dans l’immobilité.

Lorsque vous regardez où vous allez, vous commencez à voir des choses. Alors que les trottoirs étaient auparavant jonchés de préservatifs usagés, ce sont à présent les gants en plastique qui fleurissent sur l’asphalte. Ces deux objets de protection sont extrêmement précieux – du moins jusqu’à ce qu’il soit temps de les mettre à la poubelle.

Une danse protectrice

Ce dont on ne peut pas se débarrasser – surtout dans la rue –, c’est la protection et la grâce que nous offre la distanciation sociale. La pandémie a produit quelque chose de fascinant : une nouvelle façon de se mouvoir, une nouvelle façon de danser dans la rue. Cela ressemble parfois au jeu du cap’ ou pas cap’ : qui sera le premier à faire de la place ? À quoi ressemblera le dernier pas de côté qui nous sauvera la vie ?

Une chose semble sûre : cela va prendre du temps pour que les duos retrouvent leur place sur les scènes de danse. (Lorsque le monde aura retrouvé une forme de normalité, je suis prête à parier que les gens danseront en solo pendant encore des années, de même qu’après les attentats du 11 septembre 2001 ils étaient nombreux à toujours scruter le ciel.) Sauf qu’en réalité les duos sont aujourd’hui partout : ils se jouent avec chaque inconnu que vous croisez sur la scène d’un trottoir.

Respecter et célébrer l’espace

Paxton avait raison de dire que nous devons recentrer notre esprit et revenir aux fondamentaux. La distanciation sociale n’est pas seulement une façon de respecter l’espace ; c’est aussi une façon de le célébrer.

L’autre jour, alors que je courais avec mes écouteurs, ma playlist a fait remonter un morceau de Bach utilisé dans la première partie d’Esplanade de Paul Taylor, un chef-d’œuvre de création de danse moderne datant de 1975, inspiré des mouvements du quotidien. Il n’y a pas de pas particulier dans cette œuvre, de même qu’il n’y en avait pas dans ma course. Mais le fait de courir, ou de marcher, est une façon de se déplacer dans le temps et dans l’espace. Et tout d’un coup cela a ressemblé à de la danse.

Dans les années 1960, une génération de chorégraphes d’avant-garde a eu l’audace de capturer la beauté et la sagesse du mouvement des piétons : se tenir debout, s’asseoir, marcher, courir. À l’heure où nous sommes en position de réapprendre à chérir ce que nous avons toujours pris pour acquis, il est temps de revoir notre rapport au corps et au cerveau. Parce que nous sommes tous aujourd’hui des danseurs et devons désormais nous mouvoir comme tels.

Cet article a été publié dans sa version originale le 31/03/2020.
 
Source
The New York Times
NEW YORK
 
Avec 1 400 journalistes, 35 bureaux à l’étranger, 127 prix Pulitzer et plus d’un million d’abonnés, The New York Times est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (“toute l’information digne d’être publiée”).
C’est le journal de référence des États-Unis, dans la mesure où les télévisions ne considèrent qu’un sujet mérite une couverture nationale que si The New York Times l’a traité. Son édition dominicale (1,1 million d’exemplaires) est distribuée dans l’ensemble du pays – on y trouve notamment The New York Times Book Review, un supplément livres qui fait autorité, et l’inégalé New York Times Magazine. La famille Ochs-Sulzberger, qui, en 1896, a pris le contrôle de ce journal créé en 1851, est toujours à la tête du quotidien de centre gauche.
Quant à l’édition web, qui revendique plus de 3,7 millions d’abonnés en octobre 2019, elle propose tout ce que l’on peut attendre d’un service en ligne, avec en plus des dizaines de rubriques spécifiques. Les archives regroupent des articles parus depuis 1851, consultables en ligne à partir de 1981.
 
N’avons nous pas entendu beaucoup d’adeptes du tango nous dire qu’il fallait d’abord savoir marcher ? Le problème reste évidemment la distanciation physique. Vous ne pourrez pas la respecter si, profitant du confinement, vous vous entraînez avec votre partenaire à danser sur une table… comme dans la vidéo ci-dessous. Vous en trouverez quelques autres sur You Tube, en cherchant dans la rubrique  » Tango sur la table » Mais soyez prudents et ne sortez pas du plateau !
 
 

 
par chabannonmaurice

POURRONS NOUS RETROUVER L’ABRAZO ?


           Notre danse préférée est une pratique qui repose sur la proximité, un tête à tête choisi par deux partenaires, un joue à joue le plus souvent accepté et un corps à corps qui repose sur l’abrazo. De plus, dans les milongas où la densité des danseurs exige d’évoluer « dans un carreau », les couples sont très proches les uns des autres, même en respectant l’une des règles du bal qui est de ne pas toucher ni frôler les autres. Alors le tango pourra-t-il s’accommoder de la distanciation physique que prône la situation actuelle et que les craintes créées par la contamination vont prolonger un certain temps ? Imagine-t-on, en plus, que les danseurs soient contraints à porter un masque ? A un moment où les grands et petits festivals sont conduits à l’annulation on peut penser qu’il nous faudra encore attendre un certain temps pour retrouver l’atmosphère particulière de nos milongas et l’intimité propre au tango.   Cette danse « c’est une rencontre sociale car un couple se constitue et, en même temps, doit s’insérer dans un groupe possédant ses propres lois ; c’est une rencontre individuelle, quasi thérapeutique, avec en quelque sorte la réunion des parties égarées de chacun et de leurs intimes connexions  » écrit Benzecry Saba, dans l’introduction d’un livre sur lequel je reviendrai et qui fut un de nos premiers achats à Buenos Aires, en appui aux cours que nous y suivions.
   Gustavo Benzecry Saba, maestro de tango à Buenos Aires, journaliste et écrivain, rappelle dans une courte vidéo, visible sur You tube  (rechercher « Abrazo en tango » pour en trouver plusieurs ) que l’abrazo n’est pas propre qu’au tango et que plusieurs danses, qu’elles soient folkloriques ou mondaines, favorisent l’enlacement. Faudra-t-il alors abandonner, au moins momentanément, ces pratiques sociales, festives et parfois rituelles et laisser se tarir les musiques qui les suscitent ?  J’imagine que beaucoup de danseurs n’arrivent pas à imaginer que le tango puisse être interdit au nom des risques sanitaires, voire abandonné volontairement par ses adeptes par simple souci de protection personnelle. Et pourtant, on peut craindre que pendant quelques temps les danseurs soient incités à la plus grande prudence… La communauté « tanguistique » s’alarme d’ailleurs et, pour l’instant, affiche solidarité et optimisme, comme en témoigne une autre vidéo récente transmise par Bastien Pradier : https://www.youtube.com/watch?v=74FehO45cTA&feature=youtu.be&fbclid=IwAR0lEYVCnb 

   J’aurais plutôt tendance à revenir sur la signification et l’importance de l’abrazo pour maintenir la flamme et l’espoir de le retrouver un jour. D’abord, en revenant à la signification initiale du mot en espagnol qui désigne l’accolade. Tous ceux qui sont allés en Argentine ont pu voir et recevoir cette marque d’amitié, aussi virile qu’affectueuse, souvent accompagnée d’une tape ou caresse de la main sur le plat du dos. Une seule accolade, contrairement à nos pratiques méridionales qui se complaisent dans une longue embrassade de trois bises : de quoi surprendre les originaires d’autres régions et surtout les étrangers non rompus à ce débordement d’affection ! Dans nos correspondances entre tangueros, nous avons repris virtuellement le sens de cette accolade, lorsque nous écrivons « un abrazo fuerte » ce qui équivaut quelque part à un signe d’affectueuse complicité. Mais rien ne vaut la sensation particulière que m’ont procurée les abrazos de quelques amis argentins fidèles et discrets, de Marcelo Rojas à Carlos Zito, en passant par Mariana Dragone, maestra de danse… et de cuisine, dans sa casa de tango  » La Maleva »

   C’est avec elle que nous avons travaillé l’abrazo et la posture, et sa patience à nous corriger aussi doucement qu’inlassablement nous a sans nul doute aidés à en comprendre les fondamentaux. C’est Mariana qui nous a appris à prendre tout le temps ressenti pour ajuster cette étreinte si particulière qui va permettre de construire  » un seul corps qui danse à partir de deux corps initiaux « , écrit Benzecry Saba dans l’ouvrage « La pista del abrazo » traduit en français sous le titre « Sur la piste de l’étreinte » ( Abrazos books- 2007 ) Dans un chapitre où il analyse l’importance de l’espace physique supérieur, alors que les danseurs néophytes donnent souvent la priorité aux jambes et aux figures qu’elle peuvent imaginer, il souligne que dans le tango « le couple est synonyme d’unité et l’étreinte d’intimité. C’est pourquoi, si la danse à distance est envisageable pour un couple qui simplement se touche ou s’enlace, le tango est l’étreinte à proprement parler. Sa plus grande vertu réside précisément que le couple puisse réaliser toute sorte de tours maintenant cet abrazo avec un engagement sentimental pour trois minutes » L’auteur-maestro analyse ensuite les conditions physiques du contact et de son maintien pendant la danse, dans une sorte d’anneau magique qui enferme le couple et ne doit pas se rompre pour ne pas perdre l’esprit du tango. Et cette unité conditionne la connexion, cet accord recherché et cette sensation mystérieuse à laquelle je consacre dans mon recueil la nouvelle « Candelaria« . J’y exprime un ressenti que Saba tente d’ expliquer à la faveur d’analyses diverses, mémorielles, physiques et psychologiques :  » Notre estime se renforce avec un abrazo solide. A travers lui, nous transmettons une partie de notre histoire affective, de notre sensibilité » … » Selon l’âge et la connaissance que chacun a de lui-même, l’abrazo prend des reliefs différents : du salut amical à l’embrassade familiale jusqu’à l’approche amoureuse ou à la posture de danse. Mais dans tous les cas de figure, on se retrouve dans la même situation: s’exposer désarmé devant l’autre, en état d’absolue vulnérabilité. On s’étreint comme si l’on disait, » je ne cache rien, voilà ce que je suis« . On comprend mieux pourquoi l’abrazo fonctionne avec certains partenaires et moins bien ou pas du tout avec d’autres…Et je suis toujours surpris de voir des danseuses ou danseurs afficher un visage impassible quand il dansent, comme si ni la musique, ni le contact du corps de l’autre ne leur faisaient aucun effet…

Benzecry Saba consacre aussi un chapitre à l’abandon que la femme doit manifester :  » avoir confiance en l’abrazo de son compagnon, le suivre malgré les erreurs et les incertitudes, se soumettre à ce qu’il sait, à ce qu’il comprend, ne pas opposer de résistance, réaliser dans toute sa plénitude le rôle féminin, s’introduire dans le tango sans se soucier des conséquences. Ce qui arrivera ensuite, on verra bien ». Ce qui suppose, bien sûr, que l’homme sache donner à sa partenaire un sentiment de sécurité. Sans exiger, précise bien l’auteur, une attitude de soumission,  » car la femme n’est jamais aussi éveillée, pour percevoir les mouvements, jamais aussi attentive pour écouter le corps, même dans ses facultés les plus subtiles, qu’au tango ».  La suite du chapitre s’attache à montrer que le tango n’est pas une danse machiste, mais la formulation, en donnant la prééminence du guidage à l’homme, date un peu car, depuis, avec l’émergence du tango queer et la place prise par les femmes dans le guidage, la notion de partenaires dans le tango a bien évolué. Mais pas celle de l’abrazo, ni même de l’abandon que certains hommes aimeraient connaître… J’aborde aussi cette question dans deux autres nouvelles  » Filomena » et « Ines » sans esquiver les relations sentimentales que cela peut supposer. 

   L’abrazo reste donc un moment merveilleux du tango, et si son côté social et sensuel nous fait pour l’instant défaut, on peut toujours en rêver, et pour ceux qui sont plus réalistes, le travailler à la maison quand on a la chance d’être en couple… De nombreux professeurs ont mis des leçons en ligne. Mais on peut surtout voir comment le mettre en place, en accord avec la musique, par exemple sur les premiers accords de  » Cascabelito » que j’ai vantés dans mon article précédent. 

par chabannonmaurice

MES TANGOS PREFERES :  » Cascabelito »

      La chronique de mes tangos préférés ne prétend pas être une liste modèle, chaque danseur ayant ses références musicales, poétiques et chorégraphiques. Elle ne se veut pas non plus une recherche historique et musicographique, car d’autres connaisseurs du tango le font très bien et de manière exhaustive. Comme dans mes écrits, je cherche plutôt à traduire mon ressenti, et souvent par référence à un vécu argentin, ou à une expérience récente, ou à une étude plus littéraire de la letra.
C’est le cas pour « Cascabelito », tango de 1924, dont la musique est de José Bohr et le texte de Juan Andrés Caruso. J’ai choisi quelques vers de cette composition pour les placer en exergue, dans le recueil de Récits et Nouvelles dont je prépare la publication prochaine. D’abord parce que, contrairement à bien des letras, souvent péjoratives ou déprimées, ce texte présente une image mystérieuse et lumineuse de la femme  » si ravissante et si coquette », au « rire juvénile », à la « bouche comme un oeillet », au « rire de cristal ». C’est ce rire qui suggère le titre. « Cascabel », c’est le grelot, et avec le diminutif, je trouve encore plus de charme à cette appellation. Il ne serait d’ailleurs pas nécessaire de le traduire car, dans les versions chantées, en refrain, les interprètes lui donnent toute sa saveur dans les inflexions de la voix. On trouve parfois la traduction « Crotale » par référence à l’appellation que l’auteur de la letra aurait lui-même employée, du nom de l’instrument antique à percussion, sorte de castagnettes et crécelles, employé dans le culte de Cybèle pour accompagner les danses sacrées. Mais le mot évoque aussi le serpent venimeux, dit serpent à sonnette, ce qui n’est pas du tout la tonalité du tango ! En argentin, le mot, intraduisible, évoquerait une jeune fille espiègle au rire moqueur. N’est-il pas préférable de garder le mystère de la simple sonorité évocatrice du mot ? Bref,  pour moi, ce tango évoque tous les charmes d’une jeune femme insouciante, voire provocante, au hasard d’une rencontre, dans le tourbillon d’un carnaval.
   Car c’est ensuite le cadre du Carnaval qui ajoute sa note de gaieté et d’insouciance. On ignore souvent l’importance de ces festivités dans les pays sud-américains en se focalisant sur les manifestations  du seul Brésil. Mais en Argentine, ce moment attendu, donne aussi lieu à des répétitions une bonne partie de l’année, puis à des fêtes débridées qui durent parfois 2 mois en janvier et février ! Deux grandes manifestations rassemblent les foules : le Carnaval de Pais, dans la province d’Entre Rios dans la ville de Gualeguaychù, qui présente des défilés de groupes costumés et des chars, comme au Brésil ; celui de Humahuaca, dans la province du Nordoeste, plus marqué par les traditions quechuas, avec des masques et costumes issus des cultes animistes. D’autres moins connus n’en sont pas moins importants, à Corrientes par exemple. A Buenos Aires, où le carnaval dure une bonne semaine début février,  la tradition est rythmée par les murgas, groupes de musiciens costumés qui rivalisent au son des tambours, après s’être entraînés une partie de l’année. Bien sûr, pendant la dictature le carnaval était interdit comme susceptible d’entraîner des débordements.  

    

      Murga dans les rues de San Telmo.                 Diables dans la quebrada de Humahuaca.

Mais il y a aussi des manifestations plus intimes, mêlant coutumes locales et costumes d’origine européenne dans des bals ou petits défilés, et ce sont celles-ci qui donnent lieu aux rencontres amoureuses chantées dans plusieurs tangos : « Mascaradas » , « En el corsito del barrio » , « Siempre es Carnaval » ou « Carnaval de mi barrio « , entre autres. Dans ce dernier tango revient d’ailleurs  le mot du grelot, associé au rire :  » Carnaval de mi barrio / Donde todo es amor / Cascabeles de risas / Matizando el dolor ».  « Cascabelito » est donc dans le ton, avec une alacrité ensoleillée !

En ce qui concerne le tango lui-même, on peut s’intéresser aux auteurs et je conseille de consulter le site d’une association qui les présente en détail car leur parcours ne manque pas de pittoresque ! Jose Bohr ( 1901-1990 ), l’auteur de la musique, a en effet été chanteur et musicien au Chili puis en Argentine, mais son originalité tient au fait qu’il a inventé la scie musicale, en constatant que les scies égoïnes qu’il utilisait pour ouvrir les caisses de pianos importées dans une maison de musique à Buenos Aires, pouvaient émettre des sons mélodieux. Quant à Juan Andrés Caruso ( 1890 – 1931 ) , journaliste en vogue, puis auteur de théâtre, il écrit des tangos qualifiés de pintoresquitos, car ils décrivent des saynètes de la vie courante, comme c’est le cas dans le tango qui nous intéresse. Un autre tango célèbre de ce poète : « La Ultima Copa ».  Voir le site fondationvillaurquiza.com pour plus de détails.

« Cascabelito » date de 1924,  mais j’ai une nette préférence pour la version enregistrée en 1955,  par Pugliese et que vous pouvez écouter sur You Tube, ci dessous, avec Jorge Maciel au chant. Pourquoi ?  Parce que, à mon sens, l’arrangement fait par le maestro lui donne toute la théâtralité voulue par Caruso et que la technique orchestrale soutient cette intention. Les violons suspendent l’ouverture à une sorte de prélude, attente que les partenaires devraient s’imposer avant de danser, en s’invitant à une sorte de recueillement mutuel. La voix du chanteur, qui vient alors rapidement, est soutenue par les marcatos du bandonéon et souvent modulée dans des inflexions mélodieuses qui incitent à des pauses. Ce tango inspire une danse à la fois simple et théâtrale, d’autant que la voix désuète de Maciel entraîne un peu hors du temps. C’est une très belle version mais il en existe d’autres intéressantes : celle d’Angel  d’Agostino ( Ricardo Ruiz au chant ) 1953 ; Florindo Sassone ( Oscar Macri, chanteur ) 1970 ;  Armando Lacara ( Angel Vargas au chant avec une diction parfaite et expressive ) . Enfin au titre de versions historiques, celle de Carlos Gardel, s’accompagnant à la guitare ( 1924 ) et celle de Francisco Canaro         avec Ada Falcon au chant ( 1930 ). On trouve ces versions sur You tube ou sur divers sites de tango, todotango.com, notamment.

 

Bonne écoute et belle danse ! Avec Osvaldo Pugliese c’est toujours un régal…

par chabannonmaurice