Notre danse préférée est une pratique qui repose sur la proximité, un tête à tête choisi par deux partenaires, un joue à joue le plus souvent accepté et un corps à corps qui repose sur l’abrazo. De plus, dans les milongas où la densité des danseurs exige d’évoluer « dans un carreau », les couples sont très proches les uns des autres, même en respectant l’une des règles du bal qui est de ne pas toucher ni frôler les autres. Alors le tango pourra-t-il s’accommoder de la distanciation physique que prône la situation actuelle et que les craintes créées par la contamination vont prolonger un certain temps ? Imagine-t-on, en plus, que les danseurs soient contraints à porter un masque ? A un moment où les grands et petits festivals sont conduits à l’annulation on peut penser qu’il nous faudra encore attendre un certain temps pour retrouver l’atmosphère particulière de nos milongas et l’intimité propre au tango. Cette danse « c’est une rencontre sociale car un couple se constitue et, en même temps, doit s’insérer dans un groupe possédant ses propres lois ; c’est une rencontre individuelle, quasi thérapeutique, avec en quelque sorte la réunion des parties égarées de chacun et de leurs intimes connexions » écrit Benzecry Saba, dans l’introduction d’un livre sur lequel je reviendrai et qui fut un de nos premiers achats à Buenos Aires, en appui aux cours que nous y suivions.
Gustavo Benzecry Saba, maestro de tango à Buenos Aires, journaliste et écrivain, rappelle dans une courte vidéo, visible sur You tube (rechercher « Abrazo en tango » pour en trouver plusieurs ) que l’abrazo n’est pas propre qu’au tango et que plusieurs danses, qu’elles soient folkloriques ou mondaines, favorisent l’enlacement. Faudra-t-il alors abandonner, au moins momentanément, ces pratiques sociales, festives et parfois rituelles et laisser se tarir les musiques qui les suscitent ? J’imagine que beaucoup de danseurs n’arrivent pas à imaginer que le tango puisse être interdit au nom des risques sanitaires, voire abandonné volontairement par ses adeptes par simple souci de protection personnelle. Et pourtant, on peut craindre que pendant quelques temps les danseurs soient incités à la plus grande prudence… La communauté « tanguistique » s’alarme d’ailleurs et, pour l’instant, affiche solidarité et optimisme, comme en témoigne une autre vidéo récente transmise par Bastien Pradier : https://www.youtube.com/watch?v=74FehO45cTA&feature=youtu.be&fbclid=IwAR0lEYVCnb
J’aurais plutôt tendance à revenir sur la signification et l’importance de l’abrazo pour maintenir la flamme et l’espoir de le retrouver un jour. D’abord, en revenant à la signification initiale du mot en espagnol qui désigne l’accolade. Tous ceux qui sont allés en Argentine ont pu voir et recevoir cette marque d’amitié, aussi virile qu’affectueuse, souvent accompagnée d’une tape ou caresse de la main sur le plat du dos. Une seule accolade, contrairement à nos pratiques méridionales qui se complaisent dans une longue embrassade de trois bises : de quoi surprendre les originaires d’autres régions et surtout les étrangers non rompus à ce débordement d’affection ! Dans nos correspondances entre tangueros, nous avons repris virtuellement le sens de cette accolade, lorsque nous écrivons « un abrazo fuerte » ce qui équivaut quelque part à un signe d’affectueuse complicité. Mais rien ne vaut la sensation particulière que m’ont procurée les abrazos de quelques amis argentins fidèles et discrets, de Marcelo Rojas à Carlos Zito, en passant par Mariana Dragone, maestra de danse… et de cuisine, dans sa casa de tango » La Maleva »
C’est avec elle que nous avons travaillé l’abrazo et la posture, et sa patience à nous corriger aussi doucement qu’inlassablement nous a sans nul doute aidés à en comprendre les fondamentaux. C’est Mariana qui nous a appris à prendre tout le temps ressenti pour ajuster cette étreinte si particulière qui va permettre de construire » un seul corps qui danse à partir de deux corps initiaux « , écrit Benzecry Saba dans l’ouvrage « La pista del abrazo » traduit en français sous le titre « Sur la piste de l’étreinte » ( Abrazos books- 2007 ) Dans un chapitre où il analyse l’importance de l’espace physique supérieur, alors que les danseurs néophytes donnent souvent la priorité aux jambes et aux figures qu’elle peuvent imaginer, il souligne que dans le tango « le couple est synonyme d’unité et l’étreinte d’intimité. C’est pourquoi, si la danse à distance est envisageable pour un couple qui simplement se touche ou s’enlace, le tango est l’étreinte à proprement parler. Sa plus grande vertu réside précisément que le couple puisse réaliser toute sorte de tours maintenant cet abrazo avec un engagement sentimental pour trois minutes » L’auteur-maestro analyse ensuite les conditions physiques du contact et de son maintien pendant la danse, dans une sorte d’anneau magique qui enferme le couple et ne doit pas se rompre pour ne pas perdre l’esprit du tango. Et cette unité conditionne la connexion, cet accord recherché et cette sensation mystérieuse à laquelle je consacre dans mon recueil la nouvelle « Candelaria« . J’y exprime un ressenti que Saba tente d’ expliquer à la faveur d’analyses diverses, mémorielles, physiques et psychologiques : » Notre estime se renforce avec un abrazo solide. A travers lui, nous transmettons une partie de notre histoire affective, de notre sensibilité » … » Selon l’âge et la connaissance que chacun a de lui-même, l’abrazo prend des reliefs différents : du salut amical à l’embrassade familiale jusqu’à l’approche amoureuse ou à la posture de danse. Mais dans tous les cas de figure, on se retrouve dans la même situation: s’exposer désarmé devant l’autre, en état d’absolue vulnérabilité. On s’étreint comme si l’on disait, » je ne cache rien, voilà ce que je suis« . On comprend mieux pourquoi l’abrazo fonctionne avec certains partenaires et moins bien ou pas du tout avec d’autres…Et je suis toujours surpris de voir des danseuses ou danseurs afficher un visage impassible quand il dansent, comme si ni la musique, ni le contact du corps de l’autre ne leur faisaient aucun effet…
Benzecry Saba consacre aussi un chapitre à l’abandon que la femme doit manifester : » avoir confiance en l’abrazo de son compagnon, le suivre malgré les erreurs et les incertitudes, se soumettre à ce qu’il sait, à ce qu’il comprend, ne pas opposer de résistance, réaliser dans toute sa plénitude le rôle féminin, s’introduire dans le tango sans se soucier des conséquences. Ce qui arrivera ensuite, on verra bien ». Ce qui suppose, bien sûr, que l’homme sache donner à sa partenaire un sentiment de sécurité. Sans exiger, précise bien l’auteur, une attitude de soumission, » car la femme n’est jamais aussi éveillée, pour percevoir les mouvements, jamais aussi attentive pour écouter le corps, même dans ses facultés les plus subtiles, qu’au tango ». La suite du chapitre s’attache à montrer que le tango n’est pas une danse machiste, mais la formulation, en donnant la prééminence du guidage à l’homme, date un peu car, depuis, avec l’émergence du tango queer et la place prise par les femmes dans le guidage, la notion de partenaires dans le tango a bien évolué. Mais pas celle de l’abrazo, ni même de l’abandon que certains hommes aimeraient connaître… J’aborde aussi cette question dans deux autres nouvelles » Filomena » et « Ines » sans esquiver les relations sentimentales que cela peut supposer.
L’abrazo reste donc un moment merveilleux du tango, et si son côté social et sensuel nous fait pour l’instant défaut, on peut toujours en rêver, et pour ceux qui sont plus réalistes, le travailler à la maison quand on a la chance d’être en couple… De nombreux professeurs ont mis des leçons en ligne. Mais on peut surtout voir comment le mettre en place, en accord avec la musique, par exemple sur les premiers accords de » Cascabelito » que j’ai vantés dans mon article précédent.