Le thème de l’adieu est assurément un des grands moteurs de la littérature et de la musique, mais aussi du théâtre, de l’opéra et du cinéma… Par l’émotion qui habite les protagonistes de la séparation, mais aussi par celle qu’il suscite chez les lecteurs, auditeurs ou spectateurs, les auteurs savent qu’ils toucheront et tiendront captifs les bons et parfois les mauvais sentiments.
Dans les tragédies, notamment chez Racine, l’adieu est un ressort dramatique et la séparation de deux êtres qui s’aiment donne une forte dimension humaine, y compris quand il s’agit des sentiments de rois et de reines. Ainsi de Bérénice ( tragédie de 1670 ) délaissée par Titus qui va lui préférer le pouvoir impérial :
Titus : » Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux Avant que d’en venir à de cruels adieux.
Bérénice : Je n’écoute plus rien et pour jamais : adieu. Pour jamais ! Ah Seigneur ! Songez vous en vous-même Combien ce mot cruel est affreux quand on aime. Dans un mois, dans un an, comment souffrirons nous Seigneur que tant de mers me séparent de vous ?
Pensons ensuite aux poètes romantiques, par exemple à Lamartine, du même pays natal que moi. Son style paraît bien désuet aujourd’hui, par exemple dans « Adieu à Graziella » ( 1813 ) :
» Adieu ! mot qu’une larme humecte sur la lèvre; Mot qui finit la joie et qui tranche l’amour; Mot par qui le départ de délices nous sèvre; Mot que l’éternité doit effacer un jour »
Mais comparés au texte du tango qu’on lira plus loin, ces vers ne sont pas si ridicules.
On peut penser aussi aux Opéras les plus célèbres, comme » La Traviata » où l’héroïne meurt en prononçant le dernier adieu, à l’amour et à la vie dans l’air célèbre » « Addio del passato »
« Adieu au passé, aux beaux rêves riants, Les roses du visage déjà sont pâlies ; L’amour même d’Alfred me manque, Réconfort, soutien de l’âme fatiguée… »
Vous pouvez écouter cet air chanté par une diva dont la réputation monte rapidement, Pretty Yende, lors de la récente mise en scène, en 2019, à l’Opéra de Paris :
Evoquons aussi Chopin et sa « Valse de l’Adieu » ( N°1 opus 69 ), composée en 1835, le musicien étant tombé amoureux d’une jeune femme de 19 ans de Dresde, chanteuse et musicienne, dont il demandera la main un an plus tard, et qu’il doit momentanément quitter. Enfin, le cinéma regorge de scènes d’adieu plus ou moins déchirantes et il serait fastidieux d’en faire l’inventaire. Mais je cite cependant celle du film » Sur la Route de Madison » de Clint Eastwood, parce qu’elle est toute en douleur délicate.
Pour revenir au tango, les adieux sont évidemment un thème aussi puissant que mélodramatique puisque, dans la plupart des letras, il est beaucoup question de ruptures, de départs, de rejets. Le mot adieu, s’il n’est pas en filigrane, se trouve parfois explicité dans les titres ou dans les textes. Par exemple dans « Cancion desesperada » musique et letra de Discépolo ( 1945 ) :
Dérision atroce, de donner tout en échange de rien et à la fin d’un adieu, se réveiller en pleurant !
Mais aussi dans « Yuyo verde », (Herbe verte ) musique de Federico et letra d’Exposito ( 1944 ) :
« Laisse moi pleurer cruellement de ce vieux sanglot de notre adieu… Laisse moi pleurer et penser à toi… »
L’adieu est souvent baigné de larmes et c’est étonnant de constater que les hommes, qui passent pour machistes, se laissent aller à des torrents de pleurs. Mais même quand le mot ne figure pas dans le texte, il est souvent question de trahison, de sentiments inconsolables, de déception, de tristesse sur fond de bandonéon … de pluie ou de neige : du vrai mélodrame !
Pour en venir enfin au tango « El Adios » et aux raisons qui motivent son inscription dans la liste de mes tangos préférés, il faut se pencher d’abord sur le texte ci-dessous. On pourrait dire qu’il concentre tous les poncifs du tango. D’abord le décor tourmenté de la nature : ombre, ciel assombri, nuit, vent, printemps insensible… lune, silence. Les tourments de l’abandonné sont dans le même ton : profonde tristesse, désolation, émotion, âme à la voix voilée, pleurs, plaintes, nostalgie, douleurs, souvenirs…Enfin le désespoir se nourrit aussi de la jalousie, en évoquant l’abrazo et les baisers du rival qui enlèvent tout espoir de retour… La traduction ne donne pas toute l’intensité des mots en espagnol : par exemple desolación, c’est un terme fort qui signifie plutôt dévastation, et le verbe emocionar signifie certes émouvoir, toucher mais aussi enflammer. Et si on y prête attention, ces mots sont mis en valeur par la musique et le chant : on ne peut pas ne pas les entendre, comme le mot corazon, à la fin de deux strophes. La letra est de Virgilio San Clemente ( 1905-1977 ), connu par ailleurs pour avoir écrit pour Gardel, une valse » Viejo Jardin » et pour un recueil de poésies » Les femmes dans ma vie » Noter que le texte d » El Adios » est neutre et peut concerner aussi bien un homme qu’une femme.
C’est que la musique a été écrite par une femme, Maruja Pacheco Huergo ( 1916-1983 ), pianiste, auteur-compositeur, actrice, auteur de pièces et de scénarios, animatrice à la radio à l’occasion. Elle a apporté sa composition au chanteur Ignacio Corsini, qui, séduit par la mélodie demanda à San Clemente de prévoir des paroles et accepta immédiatement de la chanter. Ce tango est son titre le plus connu car elle ne s’est pas consacrée spécialement au genre. Deux autres tangos de sa composition : » Sinfonia de arrabal » et « Gardenias ». Ci dessous une version délicieusement rococo sur You Tube.
Sur Todo Tango ( todotango.com) en cherchant dans obras, vous pouvez écouter deux versions : celle de Corsini (1938 ) accompagnée à la guitare, et celle plus récente (2009 ) de Iva Fortunati. Mais il y en a de multiples : notamment celle de Pugliese ( 1963) avec Jorge Maciel au chant, et celle de Armando Pontier avec Ruben Juarez en vedette. A écouter sur ITunes, car je n’ai pu les intégrer dans cet article.
Pour le danser, je trouve que ce tango crée un atmosphère particulière, par les sonorités et le sens du texte, mais aussi parce que la mélodie tantôt ascendante, tantôt descendante crée des modulations propices à une interprétation » recueillie » : on danse sur un adieu, sur la tristesse et la « désolación ». Corsini, dans son interprétation, modère d’ailleurs son chant sur les quatre derniers vers de la seconde strophe invitant à la pause et au silence. La plupart des chanteurs usent de cette façon d’interpréter. Dans une milonga, danser ce tango est un grand moment mais il faut que le DJ sache le mettre en point d’orgue d’une belle tanda dans le même ton.