JULIA

J’ai dédié la nouvelle « Margarita » aux danseurs que la fermeture des bals plonge dans une certaine solitude, et en tout état de cause, conduit à une perte de repères conviviaux. J’ai plaisir à offrir celle-ci à toutes les animatrices et animateurs de milongas dont les salles ont été fermées, et dont la renaissance est suspendue non seulement à l’éradication du virus, mais aussi aux consignes parfois impénétrables de l’administration sur l’utilisation des lieux fréquentés par le public.

Julia est un prénom d’origine romaine, issu de la famille célèbre des Iule. Les Julia ont un fort tempérament de meneuses, motivées, ambitieuses et assurées de leur succès.

      C’est une femme appétissante, au visage un peu sévère mais soigneusement maquillé : quel homme serait insensible à sa prestance et au charme qu’elle dégage : poitrine pigeonnante, fesses aguichantes et jambes élégantes mises en valeur par des chaussures rutilantes ? Quand elle s’encadre dans le rideau rouge qu’elle vient d’entr’ouvrir sur le hall, elle frappe par son sourire lumineux. À l’accueil de SA milonga, elle fait merveille, tant elle est avenante et extrêmement conviviale : comment pourrait-elle déléguer son rôle à une assistante, elle qui veut montrer à chaque arrivant qu’il est unique ? Ce n’est que lorsque l’affluence est trop grande qu’elle consent alors à passer le relais à une amie choisie, non sans lui avoir donné ses consignes pour le placement. Chaque danseur, et surtout le nouveau client qui découvre la milonga pour la première fois, est reconnu, spécialement s’il est étranger et l’hôtesse sait lui donner l’impression qu’il est attendu et qu’il est chez lui. Quant à ceux qui reviennent, qu’ils soient habitués ou de retour depuis l’Europe après quelques mois d’absence, ils sont immédiatement interpellés par leur prénom : “Marcelo” ! “Juan” ! “Mauricio”… et gratifiés d’un abrazo et beso qui n’ont rien de convenus. De quoi s’étonner aussi de la mémoire phénoménale de Julia qui reconnaît les gens et glisse discrètement au passage qu’elle souhaiterait danser avec l’arrivant, plus tard dans la soirée, quand elle sera libérée des obligations de l’accueil. Elle dégage ainsi un dynamisme contagieux qui fait que sa milonga jouit d’une réputation et les DJs qu’elle a retenus la rehaussent par leurs choix musicaux ju­dicieux.

   Ce soir, c’est “El Puchu” qu’elle a élu, un de ses vieux complices et pour ceux qui ne le connaîtraient pas, elle précisera, en le remerciant au cours de la soirée qu’il est d’autant plus excellent qu’il est Maestro de danse au Dandy. Elle est très loquace quand elle conduit chacun à une place, donnant toujours l’impression qu’elle a choisi la meilleure position pour les invitations faciles. Pour les étrangers et particulièrement les Européens et Asiatiques, elle prend soin de les présenter rapidement aux voisins de table, assurant ainsi de belles promesses de danse. Julia se distingue des autres animateurs de milongas par l’organisation qu’elle donne aux tables disposées en épis où alternent les hommes et les femmes, muchachos y muchachas, mais elle use aussi d’autres épithètes dont varón y mujer ou compadrito y compadrita, pibe y pebeta, identifiés sur les étiquettes par lesquelles elle distingue les tables. Elle incite ainsi au cabeceo, mais laisse aussi la place à une invitation moins conventionnelle. Et alors tout le monde a ses chances de danser, y compris les femmes esseulées et les touristes, vite repérés. Pour les étrangers, quel plaisir de se sentir en terrain convivial, respectant les usages portègnes, sans les contraintes d’une milonga strictement codée ! La vie sociale du bal, c’est la préoccupation de Julia, pas seulement dans la qualité de l’accueil, mais tout au long du déroulement de la soirée. Elle la place chaque semaine sous le signe d’une couleur dominante pour les vêtements, ou sous les hospices d’un musicien, compositeur, poète ou chanteur, organisant un concours sur l’identification d’un morceau précis. Belle occasion alors, pour le profane de découvrir l’érudition des danseurs argentins qui connaissent sur le bout du doigt et du coeur tout Troilo ou Manzi. Quel enthousiasme pour participer nombreux, dans une belle complicité culturelle ! Et voilà qui incite parfois l’un d’entre eux à improviser un court tour de chant, sans forfanterie, montrant combien les amateurs sont parfois à la hauteur des professionnels, avec beaucoup d’émotion dans la voix. Toute la salle joue le jeu, acceptant l’interruption momentanée de la danse et du bal, parce que ce moment là illustre la culture populaire. Le plus souvent, Julia dispose aussi sur les tables le texte d’un tango qui sera dansé dans la soirée, ou un poème de sa composition car elle écrit avec autant de fougue qu’elle danse, louant les joies de la vie, du tango, de la bonne chère, de l’amitié et de l’amour. Ne vient-elle pas de publier « A bailar ! A bailar ! Que la vida se va !” « Dansons ! Dansons ! Profitons de la vie ! » C’est une lionne, mais qui sait faire patte de velours quand elle vient inviter un danseur comme elle l’a promis, se permettant une privauté qui n’est pas de mise à Buenos Aires. Mais elle est la patronne du lieu et peut s’autoriser à solliciter les hommes, contrairement aux codes du tango. Et qui oserait refuser ?

   Danser avec Julia, c’est une expérience inoubliable car dès que le tango débute, on la sent comme électrifiée par la musique, et ce n’est pas une mince affaire alors de la maîtriser ! Elle est tellement dans le rythme qu’elle tend à l’imposer à son partenaire et c’est tout son corps qui vibre, dans une sensualité évidente, surtout si la tanda choisie s’y prête. Le danseur a fort à faire pour bien conduire sans se laisser troubler par sa poitrine avantageuse largement révélée par un décolleté plongeant ! Charme supplémentaire, elle chante en dansant, comme la plupart des Argentins. Et que dire de ses adornos pour peu qu’on lui donne de l’espace ? Subtils et élégants au point qu’on les imagine plus qu’on ne les sent… Julia c’est comme un feu d’artifice qui danse et on se battrait pour évoluer avec elle dès qu’elle est libérée des charges de l’accueil. Nombreux seront sans doute ses partenaires qui rêveront d’elle après avoir quitté le bal ! Mais Julia sort rarement de son rôle d’hôtesse, et si elle semble aguicheuse et s’en délecte, elle ne paraît pas s’intéresser à autre chose qu’au bon déroulement de la milonga.  

Et voici maintenant l’instant de la photo de groupe où elle appelle tous ceux qui ont joué le jeu de la tenue préconisée pour la soirée : on se bouscule pour être au premier rang, d’abord les femmes, puis les hommes et toujours avec Julia au centre. Les photos sélectionnées illustreront le calendrier de l’année suivante, cadeau traditionnel à chaque mordu. Tout est fait pour susciter une vraie communauté et les habitués eux-mêmes ne paraissent pas forcément plus privilégiés. L’habileté de Julia c’est de faire sentir à chacun qu’il est de la maison et de créer ainsi un cercle de fidèles, dans tous les sens du mot. Et de faire rêver sur tout ce qui fait la richesse de la danse dans la convivialité. Sa milonga s’appelle d’ailleurs “Sueño Porteño” “Rêve portègne” et son cri de guerre qu’elle entonne au cours des soirées est celui du titre de son livre et c’est un chant à la vie.

   Aujourd’hui, Julia a préparé soigneusement un événement marquant autour de l’anniversaire de Blanca. Blanca est depuis des années, une figure de la milonga, vieille dame qui ne manquerait pour rien au monde les soirées de l’animatrice, les premières ayant été organisées dans son quartier. Depuis, la salle a été désaffectée pour des raisons de sécurité et en réalité rachetée pour l’extension d’un super marché, au grand dam des habitués qui aimaient cette salle aux trois pistes. De quoi provoquer une polémique de plus par rapport à la politique de la ville quant au devenir des milongas. Blanca a alors suivi Julia dans les diverses salles, même lorsque, l’âge aidant, elle n’a plus dansé que très occasionnellement. Blanca avait une réputation d’excellente danseuse et les meilleurs partenaires se disputaient ses talents. Avec divers ennuis de santé, elle a dû limiter ses évolutions, sans renoncer pour autant à l’ambiance des soirées dansantes et à accepter quelques invitations. Elles sont d’ailleurs nombreuses, ces “veuves” du tango qui continuent à soigner leur élégance et à entretenir leur moral en fréquentant leur milonga préférée. Observer et apprécier la danse des autres, profiter d’une attraction – orchestre ou démonstration d’un couple de maestros – , et surtout, jouir de la considération et de l’attention d’un public qui généralement les connaît, c’est rester vivantes et impliquées dans la vie du quartier, où le bal constitue un repère important. Blanca, que même les étrangers de passage ont appris à connaître, affiche un visage très marqué par l’âge, tout tavelé, mais où les yeux pétillent avec une étonnante vivacité. Ce soir, elle trône sur un siège de cinéma, que Julia a entièrement décoré et marqué de son diminutif, Blanquita, car elle est l’actrice principale de la soirée. Sa robe est raffinée et elle arbore des bijoux de prix dont un magnifique collier à trois rangs de pierres en lapis-lazzuli, avec les boucles d’oreille assorties. Elle a mis ses chaussures de danse, signalant ainsi que ce soir, elle peut accepter quelques invitations. Mais qui osera se risquer à inviter cette Mamie si fragile et en même temps si exigeante pour la danse ?

Alors qu’il est bien plus de minuit, Julia interrompt momentanément la milonga et installe la chaise de Blanquita au centre de la piste ; puis deux hommes qu’elle a désignés accompagnent la vieille dame à cette place d’honneur sous une musique solennelle. Julia annonce maintenant que c’est l’anniversaire de Blanca, celui des quatre-vingt dix ans, déclenchant des murmures admiratifs dans l’assemblée alors qu’on apporte à la vieille dame un magnifique bouquet de roses qu’elle reçoit la larme à l’oeil. Les danseurs se pressent ensuite nombreux pour la congratuler et l’embrasser et l’on mesure bien que ce n’est pas une simple formalité : l’émotion sincère est palpable. Vient alors un énorme gâteau qu’elle va partager avec toute l’assistance après avoir soufflé les bougies. En Argentine, les danseurs fêtent généralement leur anniversaire dans les milongas et il est de mise qu’on leur offre une valse pendant laquelle se succèdent divers partenaires. Après les formalités festives, Blanca se redresse et se prépare avec une  délectation évidente, mais déjà El Puchu a mis intentionnellement une milonga plutôt que la valse et et c’est lui qui se dirige vers elle sur ce rythme joueur car il sait que cela reste une danse prisée par la vedette du jour. Sous les applaudissements et à l’étonnement général, elle suit allègrement les évolutions du DJ et Maestro, et ne se laisse pas surprendre par les diverses fantaisies dont il agrémente la danse, tout en connaissant parfaitement les fragilités de Blanca qu’il dirige avec les plus grandes précautions ! Le spectateur a l’impression qu’elle va se briser ou à tout le moins s’essouffler, mais c’est surprenant, magnifique et très émouvant ! Danser pour vivre ! Suivra un tango, toujours avec son partenaire et qui révèle que, malgré ses appareils auditifs bien dissimulés, Blanquita est totalement dans la musique. Elle n’hésite d’ailleurs pas à placer quelques figures d’une incroyable élégance. Qui aurait cru que la dame avait encore autant de ressource ? Les touristes présents ne peuvent qu’envier ce talent, certes fragilisé par l’âge, mais encore très harmonieux et surtout dans une parfaite musicalité. Julia est rayonnante, savourant ce moment unique, non seulement pour Blanca mais pour toute l’assistance. Ses talents d’organisatrice, apparemment un peu distante, dissimulent en fait une grande générosité. Tout cela procède du même amour du tango et de la convivialité naturelle qui animaient quelques-uns de ses acteurs marquants qu’on a vu disparaître depuis peu : Juan Carlos Godoy grimpant avec peine sur l’estrade de la salle de “Nuevo Chique” pour chanter avec conviction malgré son grand âge, comme l’avait fait à la même place Podesta quelques mois plus tôt. Horacio Ferrer, récitant “Preludio para el año 3001”, et s’écriant avec l’emphase poétique qu’on lui connaît : « Je renaîtrai, je renaîtrai… pour revenir, pour croire, pour lutter« .  C’est cette profession de foi que Julia fait aussi partager avec le sentiment qu’elle donne à chacun d’être vivant et heureux. Dans les milongas qu’elle anime, on se sent comblé parce qu’on a le corps et l’esprit libres.

Et la dédicace qu’elle m’écrit sur son livre, d’une écriture aussi ample que ses pas de danse, est dans cette esprit inoubliable : « Con cariño y con el deseo que el amor del tango va crecer cada vez más » « Avec tendresse et le souhait que l’amour du tango va grandir toujours plus. »

En rappelant que cette nouvelle est la cinquième publiée après « ELODIA » ( 16/09 ), « MATILDA » ( 28/09), « ROCIO » ( 25/10 ) et  » MARGARITA » ( 15/11 ), il n’est pas douteux que les lecteurs commencent à se familiariser avec le vocabulaire argentin et tout particulièrement celui propre au tango. On ne trouvera donc ci-dessous que les termes nouveaux.

Compadrito ( el ) : diminutif de compadre, terme qui dans la mythologie argentine désigne le compère, le complice, le copain des bons et mauvais coups. Dérivé du verbe compadrear qui signifie crâner, il désigne quelqu’un plutôt satisfait de sa personne.

Muchacho(a) ( el- la ) : appellation familière pour un jeune garçon ou une fillette. Par extension désigne les gars, les copains et copines, par exemple dans le tango « Adios muchachos »

Mujer ( la ) : la femme.

Pibe ( el ), pebeta ( la ) : le gamin, le gosse ; la gamine, la fillette, mais souvent dans le tango, la jolie fille (papusa).

Varón ( el ) : homme, garçon. Connotation virile…

Blanquita : diminutif de Blanca. Les Argentins adorent utiliser les diminutifs.

Dandi (milonga Mansión Dandi) : c’est un bal organisé dans un hôtel de luxe du quartier de San Telmo, le Mansión Dandi Royal Tango Hôtel. La milonga était souvent animée par El Puchu ( voir ci-dessous ).

El Puchu : danseur et DJ de tango qui anime diverses milongas portègnes dont El Dandi .

Ferrer Horacio : poète, écrivain et historien du tango, interprète et chanteur à l’occasion (1933-2014). Il a redonné un coup de fouet aux textes du tango, par une poésie surréaliste, fortement imprégnée d’un univers porteño féerique. Sa collaboration avec les grands compositeurs et notamment Piazzolla avec lequel il a travaillé pendant plus de vingt ans, a engendré des oeuvres fortes, souvent dopées par des récitatifs inventifs. Il a créé et présidé l’Academia Nacional del Tango jusqu’à sa mort.

Godoy Juan Carlos : mort en 2016, ce chanteur est monté sur scène jusqu’à son dernier souffle. Il avait commencé en amateur, comme beaucoup d’anonymes avant d’être repéré par les orchestres de Tanturi, De Angelis et le Sexteto Mayor. Troilo aurait souhaité l’incorporer à son orchestre mais Godoy resta fidèle à De Angelis.

Manzi Homero : un des plus grands poètes du tango (1907- 1951), auteur de quelques tangos célèbres : “Malena”, “Sur”, “Barrio de tango”… Manzi fut aussi scénariste et cinéaste, journaliste et une figure politique engagée qui jouit encore aujourd’hui d’une belle vénération.

Podesta Alberto : chanteur et occasionnellement compositeur (1924 – 2015), il s’est produit dans de multiples orchestres, dont Caló, Di Sarli, Laurenz … et a enregistré près de 300 titres appréciés des danseurs qui trouvent dans sa voix l’étincelle d’émotion qui anime les pas.

Troilo Anibal : Bandonéoniste d’exception, chef d’orchestre et compositeur (1914-1975), vedette de l’âge d’or du tango, il était adulé avec divers surnoms (El Gordo, Pichuco). Prodige de l’instrument à 10-11ans, il a travaillé avec les plus grands orchestres avant de fonder la Tipica Pichuco encore considérée comme le meilleur ensemble de tous les temps, et de susciter l’essor de grands artistes, chanteurs, musiciens, dont Piazzolla. L’adulation des Argentins pour ce maestro a fait choisir sa date de naissance, le 11 juillet, pour fêter le Jour du Bandonéon, véritable fête nationale. Pichuco jouait d’abord pour faire danser les gens et il arrivait qu’il pleure d’émotion, sur certains morceaux.

« Preludio para el ano 3001″ ( 1970) : dans ses années de collaboration intense avec Piazzolla, Ferrer écrit des textes avec récitatifs, à la manière de petits opéras. Ce prélude est le pendant de  » Balada para mi muerte » où le poète prévoyait sa mort et ici il imagine sa renaissance avec un très beau refrain. J’invite les curieux à aller écouter ce tango (non dansable) sur le site de TodoTango.com : il est chanté et mis en scène par Ce Suarez Paz, et la musique de Piazzolla est superbe.

« Je vais renaître, renaître, renaître / et une grande voix étrangère me donnera / la force ancienne et douloureuse de la Foi / pour, revenir, pour croire, pour combattre » Et le poète ajoute, avec toute l’élégance qu’il affichait encore avant sa mort : « J’apporterai un oeillet d’une autre planète à ma boutonnière »

par chabannonmaurice

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