Le grand danseur Juan Carlos COPES a quitté la scène du tango…

Même les journaux français et européens ont signalé un fait nécrologique qui était à la une des quotidiens argentins : le décès le 16 janvier dernier de Juan Carlos Copes, le GRAND DANSEUR de ces quatre vingts dernières années. Sa fille Johana, avec laquelle il dansait dans la dernière partie de sa vie, a annoncé qu’il était décédé des suites de la Covid.

J’ai déjà eu l’occasion de parler de lui dans plusieurs articles et, récemment, dans l’article d’hommage à Samuel Paty ( voir le 19/10/2020 ). J’avais choisi en illustration, le poème « Existir » de Horacio Ferrer sur lequel Juan Carlos dansait, dans un silence religieux avec sa fille. Vous pouvez vous y reporter. Mais le Maestro s’était fait connaître pour le couple brillant qu’il avait formé avec Maria Nieves, entre 1964 et 1973, portant le tango de la milonga à la scène et dans les plus grandes salles du monde. Ce couple talentueux, mais aussi tumultueux dans ses amours et ses exigences chorégraphiques, a inventé le tango de scène, notamment dans un travail mené avec Astor Piazzolla dès l’année 1956 et qui culminera dans le petit Opéra que le musicien compose avec Horacio Ferrer « Maria de Buenos Aires« . Ils se sont illustrés brillamment ensuite avec « Tango Argentino » qui, en 1973 marque le grand retour en force de la danse, après les années de dictature. C’est aussi la date à laquelle ils se séparent mais ils danseront encore comme partenaires jusqu’en 1997. Non sans déchirement : Juan Carlos est resté le grand amour de Maria qui ne s’est jamais consolée de leur rupture : tout cela est dit de façon magnifique dans le film  » Ultimo Tango » ou « Un tango mas » que je relate dans mon article du 23/12/2020, après l’avoir vu à Buenos Aires. Maria, à sa rencontre avec le danseur, disait avoir trouvé son Stradivarius… et l’amour !

Juan Carlos Copes avait une haute conception du tango et pouvait dire : « Pour moi, le tango est la seule danse qui embrase l’imagination et la créativité, au point qu’elle peut raconter sans mot, en seulement trois minutes, une grande histoire d’amour et de haine ». Pour confirmer cette affirmation, vous trouverez des enregistrements sur You Tube, dont des extraits du film où Pablo Veron se glisse dans les pas du danseur. J’en ai choisi deux, à des moments différents de la carrière de Copes :

par chabannonmaurice

CANDELARIA

J’ai connu une Candelaria, qui nous avait fortuitement invités à son mariage sur la terrasse d’un vieil immeuble argentin : souvenir convivial ! J’ai dansé avec des Brésiliennes qui venaient en petit groupe chaque année en Argentine pour fuir l’agitation du Carnaval et en profiter pour louer leur logement à prix d’or : moments insolites ! Nous avons participé, voilà longtemps, au Carnaval de Rio de Janeiro, en spectateurs éblouis : une féérie contagieuse ! Et cette nouvelle est née du brassage de tous ces souvenirs… ( et d’un goût du fantasme ? )

Candelaria : celle qui resplendit. De personnalité brillante, prêtes aux premiers rôles, en amantes de l’esthétique et de l’art, les Candelaria sont fidèles en amour et en amitié.

        Au café notable “El Federal”, Emmanuel, arrivé à Buenos Aires depuis quelques jours, se délecte d’une bière pression et d’une belle tranche de tourte aux épinards. Il s’est installé au bar, car dans ce restaurant animé et toujours bondé, c’est le coin qui avait enchanté son attention lorsqu’il était venu là la première fois. Qui ne serait pas fasciné par cette arcade en bois précieux, ornée d’un fronton avec volutes en feuilles d’acanthe, portant en son centre une vieille horloge, dominant un large comptoir imposant sur lequel trônent d’appétissantes tartes salées ou sucrées et des monceaux d’empanadas ? De part et d’autre de l’horloge, le bois évidé est décoré de vitraux aux couleurs bleues et vertes dominantes, agrémentées de quelques taches violettes. Deux serveurs enjoués évoluent derrière le bar devant un fond mural avec des armoires du même bois, où sont collectionnés des bocaux d’olives, d’amuse-gueule et des bouteilles poussiéreuses, au moins aussi notables que le bar. Emmanuel vient à San Telmo pour ce moment de pause, le plus souvent en semaine, plutôt que pour la Feria dominicale, trop fréquentée par les touristes. Attablé devant le bar, il a l’impression d’être comme couronné et protégé par l’arcade. Il sait qu’il rencontrera là des connaissances du monde du tango, qui apprécient le lieu, comme lui.

D’ailleurs, voilà Philibert, qui passe six mois de l’année à Buenos Aires, courant les soirées de bal avec deux objectifs bien précis sur lesquels on l’amène vite à parler : sélectionner les milongas élitistes et y chercher la connexion. Quand il en parle, la connexion parfaite paraît être le Graal ! Cela amuse Emmanuel qui préfère les bals populaires tout en y respectant les codes pour se couler au mieux dans le moule argentin. D’ailleurs, il y fait des rencontres intéressantes et il lui semble avoir trouvé plusieurs fois de beaux accords avec ses partenaires. Emmanuel est moins souvent que d’autres Français dans la capitale, un mois par an environ, mais s’il vient régulièrement, c’est qu’il aime cette atmosphère sociale des milongas portègnes, ce je ne sais quoi qui les distingue des bals européens. Avec Philibert, ils pourraient en discuter pendant des heures, sans jamais tomber d’accord sur leur philosophie du tango. Son compagnon du moment est intarissable sur les vertus chorégraphiques des danseuses et explique avec le plus grand enthousiasme qu’il faut respecter une hiérarchie de ces mérites en instituant un ordre des choix pour le carnet de bal, ce qui aurait été de règle chez les milongueros, à une certaine période… Emmanuel ne peut se retenir d’ironiser « Mais as-tu la connexion avec toutes ? – Malheureusement non – Alors ta quête est décevante ? » Philibert ne répond pas et préfère abandonner le sujet, sans pour autant démordre de sa propre pratique. Lorsqu’il se retrouve seul, Emmanuel s’agace de cette façon de faire obsessionnelle. Il est vrai que des Maestros dont il a suivi les cours mettent aussi en avant cette recherche. Il est vrai que des psychologues se sont penchés sur ce jeu subtil entre deux corps partenaires qui dit beaucoup d’un attrait sexuel. Il est vrai que ce fait est souvent exploité et amplifié dans le tango de scène et que le cinéma s’en est servi largement. Mais Emmanuel se refuse à entrer dans un monde du tango qui serait compliqué et passionnel, avec son lot de compétition amoureuse et de jalousie torturée. Lui qui aime observer tout ce qui se passe dans une milonga, veut se préserver et garder à la danse son caractère ludique, tout en ayant conscience qu’il vient à Buenos Aires pour trouver à ces rendez-vous de danse toutes les saveurs musicales et sociales.

Le même soir, il se rend dans une de ses salles favorites où l’atmosphère est bon enfant mais où les codes sont respectés. Il a d’ailleurs totalement adopté l’invitation à la mirada, car elle est gage de liberté de choix pour les partenaires. Et tellement plus élégante que certaines manières européennes, contraignantes pour les femmes, qui ne peuvent guère refuser à un cavalier planté devant elles ! Ce soir, cela fonctionne bien car toutes les danseuses qu’il a invitées ont accepté sans réticence, il se sent à l’aise dans son corps et dans la musique. Le DJ, Daniel, est apprécié de tous pour ses choix traditionnels : beaucoup d’habitués élisent cette milonga pour la qualité de la musicalisation. Emmanuel ne danse pas toutes les tandas ; il aime déguster sa boisson en écoutant certaines séries par pur plaisir, D’Arienzo, par exemple, dont il savoure la virtuosité explosive, sans toujours aimer l’interpréter.

Panneau peint sur toile par Marie-Chloë Pujol – Moata

Aujourd’hui, c’est justement au cours d’un de ces moments de pause, qu’il détaille un groupe de femmes qu’il n’a jamais vues dans cette salle. Elles ont quelque chose de différent des Argentines et il suppose que ce sont des Colombiennes ou des Brésiliennes, qui, à certaines périodes de vacances, débarquent en nombre dans les salles. L’une d’elles, allure élancée et regard hardi, l’attire et il soutient la mirada dès la tanda suivante. Gagné : elle hoche la tête et lui sourit. Il s’approche d’elle, s’appliquant à ne pas trahir trop visiblement sa joie et sa hâte à la rencontrer. Quand elle se lève et accepte l’abrazo, elle le regarde avec un sourire avenant, car elle a été peu sollicitée, alors qu’elle est si pimpante et peut être intimidante de ce fait. Enhardi, Emmanuel applique le rite local en effleurant sa joue d’un léger baiser. Quelle douceur et fraîcheur de peau ! Il sait immédiatement qu’une tanda particulière s’annonce à sa façon de respirer, l’abandon confiant de sa main, le contact délicat de sa poitrine, le silence qui s’établit entre eux, le recueillement qui précède le premier mouvement lentement partagé, autant de signes d’un moment exceptionnel dans cette soirée qui s’annonçait banale. Il a à peine eu le temps d’apprécier sa robe, mi-longue et aux couleurs exotiques, avec un décolleté pudique. Toutes les danseuses qu’il avait tenues jusque là dans ses bras s’étaient révélées attentives et élégantes, mais, de la Japonaise réservée à l’Allemande malhabile, en passant par l’Argentine prudente, il n’avait pas perçu d’émotion particulière. Maintenant, ils dansent et, sans se connaître, ils savent déjà que le moment est à vivre intensément. Au fil du tango, leur abrazo se fait plus intime et le danseur l’ajuste deux fois, avec l’approbation muette de sa partenaire. Emmanuel a reconnu “Emoción” joué par Canaro, avec, inhabituellement pour les milongas portègnes, Gardel au chant. Mais cela donne au tango une saveur sensuelle et historique à la fois, qui dope tout le bal. Il se sent en état de grâce… Mais sans pour autant s’abstraire du bal qui tourne parfaitement, englobant chaque couple dans un ensemble complice. Au début de la tanda, Emmanuel a engagé prudemment sa partenaire dans une marche simple et élégante et il a conduit quelques tours, tout en douceur : elle a parfaitement suivi. Il sent qu’elle est totalement réceptive et, toujours en parfaite entente, elle exécute les figures demandées comme si elle les avait pressenties. Sa main droite se fait plus douce avec quelque chose de tendrement sensuel qui l’émeut. Quand le premier tango se termine elle reste appuyée contre lui dans un silence où il ne perçoit plus que son souffle, il sent une légère pression de ses doigts. Remerciements ? Complicité ? Invitation à plus encore ? Elle se dégage de l’étreinte comme à regret et le regarde alors avec un sourire à la fois enjôleur et réservé. « Muy bien ! » se borne-t-elle à murmurer à son partenaire qui stationne devant elle, un peu emprunté, dans l’attente. Lui révélera-t-elle son prénom parmi ceux auxquels il accorde un peu bêtement une valeur symbolique ? Dès le second tango, il perçoit que ce sera encore plus intime car elle place sa tête de telle façon qu’il sent son souffle tout proche au point que leurs haleines se mêlent. Elle a pris soin de sucer des pastilles mentholées et c’est plus déroutant que désagréable. Stimulé par la musique de Canaro, Emmanuel se lance dans la danse avec plus de conviction encore, assuré de l’harmonie avec sa partenaire qui lui murmure alors qu’elle s’appelle Candelaria. Est-ce l’effet musical du prénom ou la particularité du moment, comme si elle voulait sceller un peu plus leur intimité ? Est-ce la proximité de sa bouche d’où sont sorties les quatre syllabes harmonieuses ? Toujours est-il que notre danseur marque un imperceptible moment de trouble sensuel. Elle l’a senti, car sa main gauche, dans le dos de son cavalier, exerce à nouveau une minuscule pression qui se veut rassurante, mais en réalité se révèle enveloppante. Le prénom continue à chanter dans sa tête, enlacé avec la musique du tango et porteur d’une allégresse qu’il ne parvient pas à maîtriser. Il relâche un peu son abrazo et marque une pause, comme pour prendre ses distances. Il n’y parvient pas car elle resserre contradictoirement son bras gauche et il sent à nouveau ses seins tout proches, très proches, si doux… Le troisième tango va-t-il l’enflammer encore plus ? Et à cette seconde pause, il réalise que, contrairement à son habitude, il n’a pas envie de parler pour échanger des banalités : ils se comprennent sans rien dire et partagent le silence autant que la musique. Tout au plus dit-il qu’il est Français. Emmanuel réalise qu’il est peut-être en train de vivre la fameuse connexion dont Philibert lui a parlé ce matin. Oui, mais elle, que sent-elle ? Elle se borne à lui révéler qu’elle est Brésilienne, créant un trouble à la fois teinté d’un peu d’exotisme et de beaucoup de fantasmes… Le troisième tango, toujours de Canaro, qui débute se reconnaît immédia­tement : c’est “El Panuelito”, au tempo bien identifiable, où la mélodie est dessinée une fois au violon, puis à la guitare et enfin au bandonéon. Ces solos invitent à une sorte de recueillement partagé qui rompt avec le rythme marqué du morceau. Cette fois, Emmanuel et Candelaria sont en totale communion et quand il fait une entrada pour pousser sa jambe en enganché, il sent qu’intentionnellement, elle met une légère résistance et leurs cuisses se touchent. Elle ne cache plus son plaisir et quand ils passent devant la grande glace du fond de la salle, il voit qu’elle a les yeux fermés et un sourire apparemment heureux. D’ailleurs, son propre visage s’est ouvert, totalement détendu, visiblement béat, alors qu’habituellement, il n’est jamais vraiment assuré de son guidage. Ne se laisserait-il pas aller à une certaine prétention de petit macho, tout ce qu’il déteste habituellement ? Et pourtant, tout semble aller de soi dans cette musique qu’ils vivent pleinement. A la façon dont elle se presse contre lui quand cesse le tango, il obtient la réponse à la question qu’il se posait : elle partage bien avec lui cette entente inattendue. Grand bonheur ! Il bénit le DJ qui a composé des séries de quatre tangos, et celle-ci se termine avec “El Adios”, dont l’ouverture les plonge dans l’allégresse, avec une introduction faussement gaie par rapport au sens de la letra. Ce n’est pas un Canaro, bizarrement, mais c’est un très beau choix pour couronner cette séquence inouïe qu’ils vivent intensément. Dès les premières paroles, Emmanuel redoute ce qu’elles disent de la douleur de la séparation :                                                                                                                                       

« Y la desolación, mirándote partir, / Quebraba de emoción mi pobre voz… / El sueño más feliz, moria en el adiós / Y el cielo para mi se obscureció. »

« Et la dévastation, en te voyant partir, / Brisa d’émotion ma pauvre voix, / Le rêve le plus heureux, mourut dans l’adieu / Et le ciel s’obscurcit pour moi. »

Jamais il n’avait senti cette joie mêlée d’une sorte de panique, au fur et à mesure que se déroule la musique et qu’approche le refrain final qu’il connaît trop bien, car cette composition fait partie de l’anthologie de ses tangos favoris, ceux qu’il ne manque pas de danser. Mais aujourd’hui, c’est exceptionnel, et s’il ne se souvient pas d’une seule des danseuses avec lesquelles il a pu partager cette musique, il a l’impression d’avoir toujours connu Candelaria et il a peur de la perdre… Il sait pourtant qu’il ne la connait pas et qu’il n’a aucun droit sur elle, au delà des pas et des émotions complices.

« Y habrá un silencio / Profundo y grave, / Llorando en mi corazón. »

« Et il y eut un silence / Profond et grave, / Qui pleurait dans mon coeur. »

La musique s’éteint sur cette plainte et, dans le silence qui tombe sur eux, malgré le brouhaha des danseurs qui regagnent leurs places, Emmanuel ose un baiser léger dans le cou de Candelaria qui relève la tête, avec un visage heureux, mais dans ses yeux ne perlerait-il pas comme un trouble retenu ? Elle ne dit rien et se laisse raccompagner à sa place, leurs doigts encore entrelacés, jusqu’à la séparation. Elle se retourne alors pour un « Muchas gracias ! » qui signifie bien plus que cela.  Emmanuel regagne son siège dans le ravissement. Il lui faut un long moment pour réaliser qu’il est là, dans cette milonga familière, avec des voisins qu’il connaît mais avec lesquels il n’a pas envie de parler. Il lui semble qu’il appartient à un autre monde : une sorte de jardin enchanté dans lequel, il y a quelques instants seulement, il tenait une belle femme dans l’abrazo. Et sans beaucoup y réfléchir, il sent qu’il voudrait plus que ce qu’a dit le « Muchas gracias » de Candelaria. Il regarde vers sa place qu’elle n’occupe plus, et il la cherche sur la piste. Quelques instants après, il la voit dans le cercle des danseurs tout près de lui, dans les bras d’un milonguero qui passe pour être la coqueluche de la milonga, qui le sait et se met en vitrine… Léger pincement de jalousie d’Emmanuel, qu’il se reproche vite car elle affiche un air si morne et si indifférent qu’il ne sait que penser. On dirait qu’elle s’ennuie alors que son partenaire multiplie les figures qu’elle exécute bien mais sans conviction… Son regard croise celui d’Emmanuel et son visage s’éclaire d’un beau sourire. C’est comme une incitation mais Emmanuel connaît les codes portègnes. S’il invite une nouvelle fois cette inconnue, ce sera vu comme un engagement, dans cette milonga où il est maintenant connu. Il se rappelle très clairement ce que lui avait dit une Argentine qu’il invitait pour la troisième fois, alors qu’il était un néophyte du tango, la première année où il était venu à Buenos Aires, avec une compagne française : « Ta femme ne va pas me faire d’histoire ? » Tout au simple plaisir de l’accord avec une partenaire momentanée, et par ailleurs charmante, il avait réalisé que le tango pouvait dire beaucoup plus que sa chorégraphie et il en découvrait les conventions. Alors, avec Candelaria qu’il brûle d’inviter à nouveau ? Elle ne danse plus et refuse les invitations ; il reste vissé à son siège et redoute une déception s’il se risque à inviter quelqu’un d’autre. Elle décide de quitter la milonga. Quand il voit qu’elle se dirige vers le vestiaire, il la rejoint, appréhendant de perdre sa trace. Elle a sans nul doute la même crainte car elle lui tend un papier sur lequel elle a écrit son adresse et son téléphone à Rio de Janeiro. Elle précise, qu’avec ses amies du groupe, elles reprennent l’avion le lendemain. « On danse aussi le tango au Brésil, et puis il y a le Carnaval… J’aimerais tellement qu’on se retrouve plus longuement, pour la connexion, un bel accord… » Emmanuel, interloqué par le propos, est incapable de dire autre chose que « Pourquoi pas ! », regrettant de ne pas l’avoir invitée à nouveau en dépit des codes. Elle le serre fort dans ses bras, l’embrasse sur la joue avec fougue, si près de ses lèvres … Elle le presse à nouveau de manière chaleureuse et rejoint ses amies qui lui sourient, complices. « Hasta luego ! » .

      En février de l’année suivante, Emmanuel est au Carnaval de Rio, et tandis que Candelaria, qui fait partie d’un club, se déhanche sur un char, coiffée d’une magnifique couronne de plumes vertes, il se fond dans la troupe colorée où elle l’a fait entrer. Il a accepté cette offre sans réticences, comme un défit amoureux. De temps en temps, il tourne sur lui-même pour la regarder, dans sa tenue suffisamment dénudée pour qu’il imagine bien toutes les beautés de ce corps qu’il connaît maintenant, et dont il rêvait depuis cet instant unique de connexion. Il sourit en pensant à Philibert, qui est sans doute loin de supposer que leur conversation, au Bar El Federal, a conduit son ami au Brésil. Et qui plus est, pour danser la samba dans un costume insolite et coloré, où il pourrait se sentir ridicule s’il n’avait pas des réminiscences des Carnavals argentins au son des bandas ! Car, quelle énergie commune dans ces manifestations auxquelles il a participé plusieurs fois au début de l’année. Il faut dire que la fête occupe alors la rue avec un déchaînement qui rappelle que la très européenne capitale argentine est d’abord sud-américaine. Emmanuel se souvient aussi que plusieurs tangos font référence à ces festivités où les ruptures amoureuses sont dramatiquement amplifiées par l’ambiance festive du Carnaval ! Mais ici, à Rio, tout est plus corporel encore, plus sensuel, plus survolté ! Un rêve éveillé !

Et dans ce songe coloré et bruyant, surtout que Candelaria ne le quitte pas !

  • Enganché ( el ) : figure du tango, pratiquée par la femme qui recule sous la pression d’une entrada appuyée de l’homme, en ramenant un pied croisé derrière l’autre. Entrada ( la ) : entrée du pied et d’une partie de la jambe d’un des danseurs entre les jambes du partenaire pour prendre l’espace et lancer un tour ou une figure. hasta luego ( à bientôt ) – Muchas gracias ( merci beaucoup ) – Muy bien ( très bien ), sont des expressions de la vie courante.
  • « El adios » : sur ce tango, voir l’article du 09/05/2020. Je le détaille dans la liste de mes tangos préférés. « El panuelito » tango , musique de Juan de Dios Filiberto et letra de Gabino Coria Peñaloza ( 1920 ). Ce morceau reprend un thème fréquent dans le tango, celui d’une pièce du vêtement qui rappelle douloureusement l’être aimé et enfui. « Una Emocion » tango ( 1943 ), musique de Raul Kaplun et letra de José M. Sune : toujours le thème de la nostalgie des souvenirs…

par chabannonmaurice