En cette année consacrée au centenaire de la naissance d’Astor Piazzolla, chacun aura remarqué que, dans mes divers articles, comme dans mes romans et nouvelles, je fais souvent référence à ce musicien et à la brillante période de sa collaboration avec Horacio Ferrer. Plusieurs des oeuvres produites par ce duo exceptionnel, tant du point de vue musical que du côté poétique me paraissent déterminantes par leur inventivité novatrice et aujourd’hui, j’ai choisi « Chiquilin de Bachin » parce que nous donnerons ce tango en clôture de ma prochaine conférence, au Festival TARBES EN TANGO 2021, le mercredi 18 août. Chantal Bruno et Gérard Cardonnet, qui le chanteront avec talent, ont eux-mêmes retenu cette oeuvre, qui fait d’ailleurs référence au cadre des cafés et parillas.
Dans l’introduction qu’elle écrit pour les deux tomes « Los Tangos de Piazzolla y Ferrer » ( Editions Continente- Buenos Aires ), Ana Sebastian s’interroge longuement sur l’essence de la poésie et sur la spécificité de celle de Ferrer. Elle en souligne le côté avanguardiste, le corpus fantastique , mythique et en même temps social, particulièrement sur ce dernier point, le poète se faisant le chantre des déshérités. Et dans ces différents registres, Piazzolla et Ferrer gardent au tango ce caractère qu’Edmundo Rivero, l’une des grandes voix du tango définissait ainsi « El tango es una conversacion con musica ». En introduisant des récitatifs notamment, Ferrer donne à ses textes l’ampleur de la prose et le ton de la voix parlée. Il faut avoir vu le poète lui-même dans un récital pour comprendre comment cette poésie lui sortait de la bouche, du coeur et pour tout dire des tripes ! Une statue urbaine, comme il y en a beaucoup à Buenos Aires, sur le trottoir face à l’entrée de l’Academia Nacional del Tango, immortalise d’ailleurs Horacio dans une de ses poses favorites, tel qu’il était, habité par sa poésie.
Pour en venir à la valse « Chiquilin de Bachin » – qu’on peut traduire par « Le petit môme ( ou le gamin, ou le pitchounet ) de Bachin – Piazzolla s’est inspiré d’une histoire vraie qu’il a racontée à Ferrer. Bachin1 était une petite Parilla italienne où la viande se cuit sous les yeux des clients. Piazzolla, mais aussi Troilo et quelques artistes y venaient souvent. Dans les années 1940, le musicien voyait fréquemment un petit miséreux qui vendait des fleurs de table en table et Piazzolla lui offrait un repas. Est-ce ce souvenir qui lui inspira une musique qu’il fit écouter au piano au poète en lui disant « Es como una ronda infantil ? No ? » « C’est comme une ronde enfantine, n’est ce pas ? ». Il se trouve qu’à la période où l’idée faisait son chemin, un autre gamin mendiant vendait à son tour des fleurs à Bachin et les deux artistes eurent l’occasion de le rencontrer. La composition fut bouclée à la période où ils venaient de terminer l’Opérita « Maria de Buenos Aires » ,composé entre 1967 et 1968, comme oeuvre inaugurale de leur collaboration et représenté pour la première fois en mai 1968. Par son côté novateur, cette composition souleva d’inévitables polémiques. La composition d’autres oeuvres était sans doute l’occasion de les minimiser.« Chiquilin de Bachin » fut interprété en récital par Amélita Baltar, la compagne de Piazzola et chanteuse du quinteto de l’époque. C’est la version ci dessous, remise au goût du jour par la même chanteuse avec l’orchestre philharmonique de Montevidéo et Amelia, conformément à la poésie de Ferrer, dit le prologue qui précise le contexte, dans le langage métaphorique de l’auteur :
http://www.youtube.com/watch?v=3Uf5HLziJVs
Pour bien comprendre cette collaboration entre Piazzolla et Ferrer, dans le contexte effervescent de ces années 1950-1970, je conseille aux amateurs de lire l’excellent article documenté, écrit par Alberto L. Epstein, dans le numéro récent de « La Salida »2, N° 121 de février 2021, dans sa chronique « Cafetin de Buenos Aires ». Pour ceux qui tendent à penser que Piazzolla a rompu avec le tango, l’auteur montre bien comment il s’inscrit dans la tradition, avec d’autres musiciens et chanteurs, et ce pour mieux la renouveler. « Loin d’être froide, cette musique va jusqu’au bout de la tristesse du tango, pour extraire et exprimer de manière consciente son essence mélancolique. Il ne s’agit plus de la mélancolie du passé, mais d’une mélancolie du temps présent, profondément ancrée dans l’âme de Buenos Aires ».
Le texte de la valse est significatif de la poésie délicate et imagée d’Horacio Ferrer, qui transcende la pauvreté du gavroche par des métaphores délicates : « Quand la lune brille / sur la rotissoire / il mange lune et pain de suie » … « Flingue moi avec tes trois roses/ qui me blessent, à cause / de ta faim que je n’ai pas saisie »… »Chaque aurore, dans les poubelles, / avec des nouilles et un peu de pain / il se fabrique un cerf-volant / pour s’en aller, mais reste ici » ( traduction de A.L.Epstein, précité ) Quant à la musique, sans en faire une analyse technique, elle développe sur un rythme lent, une mélancolie compatissante, soulignée par le bandonéon et qui culmine en crescendo avec le refrain : « Petit gosse, donne moi un bouquet de voix... ». Ce refrain est généralement repris en final par les chanteurs. Pour terminer avec une voix féminine, voici ci-dessous la version de Susana Rinaldi, une chanteuse qui a donné et continue à donner du lustre au tango, dans toute la diversité des registres du genre.
http://www.youtube.com/watch?v=sWjXQ9COGRg
1 : la parilla Bachin a été remplacée par un grill qui porte le nom Chiquilin, pas avec le même charme, esquina Sarmiento et Montevideo.
2 : je recommande chaudement l’abonnement à La Salida, la dernière revue française consacrée au tango, diverse et intelligente. Elle est éditée par l’Association » Le temps du Tango » Son site est : letempsdutango.com et pour s’abonner : contact@letempsdutango.com