A PROPOS D’UNE LECTURE RECENTE, RETOUR VERS L’ ARGENTINE.


      En cette période de post-confinement, nous n’avons toujours pas de perspectives pour une reprise des milongas et activités culturelles autour du tango. Il y a donc un risque non négligeable, et stressant pour certains, d’enfermer le tango dans un musée où la danse prendrait des allures fantomatiques et où les artistes et professionnels seraient en perdition, voire amenés à de douloureuses reconversions. Si l’on en croit les appels à soutien qui nous parviennent de part et d’autre de l’Atlantique, on imagine bien que tous ceux qui tirent leurs ressources financières du tango sont sinon dans la détresse, du moins dans une situation économique angoissante. Il suffit de discuter, comme nous l’avons fait récemment avec les organisateurs de la milonga la plus ancienne de Nîmes, pour mesurer leur désarroi face à une situation inédite.  

   Quant aux grandes figures historiques, elles seraient définitivement statufiées dans une sorte de Musée Grévin car elles ne restent vivantes que par ce qu’on célèbre d’elles dans la danse, la musique, les conversations culturelles. Mais aussi par une certaine façon dont nous prenons plaisir à nous retrouver dans les milongas et à danser, ce que dit si bien le tango de Troilo, cité dans mes articles précédents  « Pa’que bailen los muchachos » . Pour l’instant, on ne voit pas quand nous pourrons retrouver bals, spectacles et concerts, dans des conditions normales. Certes, des stages sont programmés, puis décommandés; des tentatives de milongas sont esquissées. Mais pouvons-nous imaginer de danser masqués, à deux mètres des autres couples, et sans le moindre échange de partenaires ?

   Il me paraît donc très important – avis partagé par de nombreux amis –  de faire vivre la culture argentine et de garder actif le contexte dans lequel le tango puise ses racines et sa vitalité. Je vous parlerai bientôt de Carlos Gardel et de lectures récentes, mais je constate qu’ailleurs dans le monde, beaucoup s’emploient à maintenir vivant ce patrimoine et à tenter de sortir de la nostalgie du temps présent. Dans la lettre quotidienne de « Courrier International », édition du 26 juillet,  j’ai lu l’article ci dessous qui parle de la fascination que Buenos Aires exerce sur ses visiteurs et du rôle éclairant de Borges, grand écrivain, souvent méconnu des Européens. Bonne lecture, illustrée par quelques photos prises lors de nos voyages. 

 

Ces mots de Borges qui me transportent à Buenos Aires

Pendant des années, ce journaliste britannique a arpenté la capitale argentine avec à la main les poèmes de Jorge Luis Borges. Des mots qui lui permettent aujourd’hui de garder vivace le souvenir de la ville aimée. 
 
  
 
 

Son nom sur toutes les lèvres

Les guides de voyage étaient trop simplistes. J’avais besoin de quelqu’un d’ici pour m’aider à déchiffrer la cité. Et je l’ai trouvé en la personne d’un auteur réputé, hors d’Argentine, pour être un maître de l’énigme et de l’érudition.

Ma première rencontre avec Jorge Luis Borges (1899-1986) avait eu lieu à l’adolescence avec Le livre des êtres imaginaires (1957). À Buenos Aires, son nom était sur toutes les lèvres, et pas seulement dans les cercles lettrés. Les élégantes couvertures cartonnées de ses œuvres complètes occupaient une place d’honneur dans les rayonnages “littérature argentine” de toutes les librairies de la capitale. Son portrait surgissait très régulièrement dans la presse. Un centre culturel à son nom est même bizarrement installé au beau milieu d’une galerie commerciale du centre de la capitale.

Borges est principalement connu pour son recueil de nouvelles Fictions, mais ce sont ses poèmes qui ont le plus illuminé mes déambulations porteñas. Dans une lecture d’abord littérale, ils m’ont aidé à comprendre le bâti autour de moi. “Les rues de Buenos Aires sont déjà passées dans ma chair”, écrit-il au début de “Les Rues”, premier poème de son premier recueil de poésie Ferveur de Buenos Aires (1923). Il y chante son attachement, non au centre de la capitale, mais à ces “rues de quartier avec leur ennui paresseux”.

L’auteur recourt à des mots venus de l’arabe qui convoquent l’Andalousie. À travers Borges, je voyais l’ancien monde dans le nouveau. Dans le poème “Un Patio”, une simple cour devient “ciel enclavé, […] la pente par quoi le ciel entre dans la maison”. Jorge Luis Borges était un flâneur invétéré et se lançait dans d’épiques déambulations telle un psychogéographe des temps modernes. Il remarque “la banalité des maisons, les modestes balustrades et les heurtoirs” dans les faubourgs inconnus des touristes comme Caballito, Pompeya et Villa Ortúzar – auxquels il trouve pourtant, dans la lumière argentée du soir, “toute la réalité d’un vers”. Les plus ordinaires des rues ont la profondeur et la générosité d’un poème.

Aux lisières de la ville

Avec Lune d’en face (1925), titre de son deuxième recueil de poèmes, Borges se tourne vers l’extension de Buenos Aires à l’ouest, au-delà de l’estuaire du Río de la Plata. En marchant jusqu’aux lisières de la zone construite, vous finissiez alors par atteindre une rue qui débouchait sur la pampa. Dans son recueil suivant, Cahier San Martín (1929), Borges conclut ainsi “Fondation mythique de Buenos Aires”, un poème fameux et souvent cité :

Le désert était tout embaumé de cigares.
D’un soir à l’autre soir, l’histoire prenait place ;
On se partageait des souvenirs illusoires.
Tout était déjà là – sauf le trottoir d’en face.
Pas de commencement possible à Buenos Aires
Je le sens éternel comme l’eau, comme l’air.

Le goût du pittoresque

Comme bien des citadins, Borges déplore la disparition de ce qui a été. “L’image que nous nous faisons de la ville est toujours quelque peu anachronique. Le café a dégénéré en bar ; l’entrée qui nous laissait entrevoir les cours intérieures et la treille est maintenant un ennuyeux couloir avec un ascenseur au fond. [Cette dernière citation est extraite de “L’Indigne”, une nouvelle du recueil Le Rapport de Brodie.]

Dans mes excursions, je cherchais toujours l’ancien, le peu élevé, le beau décrépit. Cet appétit pour le pittoresque s’expliquait en partie par le fait que je suis étranger, mais il a aussi fini, au fil du temps, par me rendre un peu plus porteño, plus enclin à idéaliser le passé, fût-il réel ou imaginaire.

Et la marche se fait enquête

Comme ses récits, Borges charge sa poésie de références classiques et de méditations spéculatives. Avec lui, qui envisage Buenos Aires comme un palimpseste et une énigme, la marche se fait enquête, et cette ville vieille de cinq siècles devient aussi mystérieuse et captivante qu’un site antique en pleines fouilles archéologiques.

Arpenter une grande ville a le pouvoir de mettre du baume au cœur : la marche urbaine nous engage à bien des égards, elle nous pousse à redécouvrir ce que nous croyions familier, à nous redécouvrir nous-mêmes. Dans un de ses essais sur le poète du XIXe siècle Evaristo Carriego, Borges écrit :

Buenos Aires est profond, et jamais, dans la désillusion ou dans la peine, je ne me suis abandonné à ses rues sans recevoir une consolation inespérée, venue tantôt d’une impression d’irréalité, tantôt de guitares résonnant au fond d’une cour, ou du seul fait de côtoyer la vie.”

Buenos Aires m’a aidé à comprendre la poésie de Borges, qui à son tour m’a aidé à comprendre la ville. Aujourd’hui, alors que plusieurs années et un océan m’en séparent, pris de cette nostalgie d’un genre étrange et nouveau que fait naître le coronavirus, j’ai la chance de pouvoir relire sa poésie et de faire ainsi revivre la ville et ses couches successives de temps et de mémoire. Un mot après l’autre comme on pose un pied devant l’autre : la lecture comme voyage.

Cet article a été publié dans sa version originale le 22/05/2020.
 
Source
The Guardian
LONDRES
 
L’indépendance et la qualité caractérisent ce titre né en 1821, qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays. The Guardian est le journal de référence de l’intelligentsia, des enseignants et des syndicalistes. Orienté au centre gauche, il se montre très critique vis-à-vis du gouvernement conservateur.
Contrairement aux autres quotidiens de référence britanniques, le journal a tout d’abord fait le choix d’un site en accès libre, qu’il partage avec son édition dominicale, The Observer. Les deux titres de presse sont passés au format tabloïd en 2018. Cette décision s’inscrivait dans une logique de réduction des coûts, alors que The Guardian perdait de l’argent sans cesse depuis vingt ans. Une stratégie payante : en mai 2019, la directrice de la rédaction, Katharine Viner, a annoncé que le journal était bénéficiaire, une première depuis 1998.
par chabannonmaurice

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